:i. î V 1 ^^ Wm ^t'^^. V 1v \« ( «^V^ V /, -■^ ■"S;-, ^■rSi^v' \ \ \i \ A "^^ ^^u :éi r ^./^, ^ i^'' V .i LES LEÇONS DE LA GUERRE DU MÊME AUTEUR PHILOSOPHIE ET RELIGION Questions esthétiques et religieuses (Bibliothèque de philo- sophie contemporaine. — Alcan) 3 75 La grande prédication chrétienne en France : Bossuet, Adolphe Monod (Fischbacher) 7 50 (Couronné par l'Académie française.) L'Union dans la Foi et la Liberté. Lettre aux protestants de France (Fischbacher) 0 75 L'inquiétude religieuse du temps présent, 2''édit. (Fischbacher). 3 50 Vers la vérité (Foyer solidariste de Saint-Biaise) . . . . 3 50 Petits Sermons de guerre prêches dans le Temple de Mansle (Charente), du 4 août au 4 octobre 1914, en l'absence du pasteur mobilisé, 3' édit. (Fischbacher) 1 60 LITTÉRATURE FRANÇAISE Racine et Victor Hugo, 9* édit. (Armand Colin) 3 50 Victor Hugo à Guernesey, illustré (Société française d'impri- merie et de librairie). 3 50 Victor Hugo et la grande poésie satirique en France (Ollendorff). 3 50 Rabelais. Sa personne, son génie, son œuvre, 4* édition (Armand Colin) 4 » Montaigne, 3' édit. (collection des Grands écrivains fran- çais. — Hachette) 2 » La Famille et les Amis de Montaigne. Causeries autour du sujet (Hachette) 3 60 Etudes sur la littérature française moderne et contemporaine (Fischbacher) 3 60 LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES OU COMPARÉES Drames et poèmes antiques de Shakespeare, nouvelle édition (Fischbacher) 3 50 Les tragédies romaines de Shakespeare, nouvelle édition (Fischbacher) 3 50 Shakespeare et les Tragiques grecs, 3' édit. (Société française d'imprimerie et de librairie) 3 50 Molière et Shakespeare, 5' édit. (Hachette) 3 50 (Ces 4 volumes in-12 sont la réédition de Shakespeare et VÀntiquilé en 2 volumes in-octavo couronnés par l'Aca- démie française en 1880.) Laurence Sterne. Sa personne et ses ouvrages (Fischbacher). 7 » Etudes sur Goethe (Armand Colin) 3 50 Humour et Humoristes (Fischbacher) 3 50 DIVERS Des Réputations littéraires. Essais de morale et d'histoire (Fischbacher). 1" série 3 60 2' série 3 50 Paradoxes et Truismes d'un ancien doyen (Fischbacher). . 3 » Sermons laïques ou Propos de morale et de philosophie (Fischbacher) 3 60 Variétés morales et littéraires (Fischbacher) 3 60 Récréations grammaticales et littéraires, 2° édit. ( Armand Colin) 3 50 Dernières variations sur mes vieux thèmes (Fischbacher). . 3 60 Billets de la province par Michel Colline (Stock) . . . . 2 » HMod Paul STAPFER DOYEN HONORAIRE DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE BORDEAUX LES LEÇONS DE LA GUERRE FINS DE MONDES - ERE NOUYELLE LE DIEU DE L'ALLEMAGNE LA LIBERTÉ HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE QUESTIONS DE CONSCIENCE SINCERITE MON DERNIER PETIT SERMON DE GUERRE L'ORIGINE DU MOT « BOCHE » — SOIS BON TROISIEME EDITION PARIS ' LIBRAIRIE FISCHBAGHER Société anonyme 33, RUE DE SEINE, 33 191S Toxu droits résercé». PRÉFACE Au mois de février, la Bibliothèque Universelle de Lausanne ni ayant fait l'honneur de me demander té- légraphiquement « un court article d'actualité », je ré- pondis à son désir tant bien que mal, par un premier fragment qui parut en mars : travail trop hâtif et trop incomplet pour me satisfaire et pour suffire à ce qu'une grande revue étrangère et amie devait attendre de son collaborateur français. Je donnai donc à cette ébauche des suites en mai, juin et septembre, marchant d'abord avec une certaine hésitation qui est très sensible dans l'article de mars sous sa première forme, — le texte de la revue suisse, — mais que j'ai tâché de faire dis- paraître du volume. Les sentiments de la Suisse dans le grand conflit européen restèrent quelque temps un peu indécis, et un publiciste français pouvait d'abord avoir des doutes sur ce qu'il était autorisé à écrire dans une revue de Genève ou de Lausanne. Mais je ne tardai pas à me convaincre qu'il m'était permis de tout dire avec une liberté entière, et tranquil- VI PREFACE lement je continuais à jouir de cette agréable liberté quand, soudain, le 10 septembre, la livraison qui ve- nait de paraître fut saisie judiciairement par le pro- cureur général de la Confédération helvétique, et la vente des exemplaires non encore distribués, interdite. L'article incriminé est le chapitre iv du présent vo- lume: « Questions de conscience ». // ne contient aucune offense nouvelle ; en y qualifiant le Kaiser de « bandit couronné », j> ne V outrageais pas plus violemment quà la fin du chapitre ii, par exemple, où je lavais traité, avec le vieux Dieu, son compère, d' « idoles surannées, sanguinaires et grotesques ». Pouvais-je dire moins et n'est-ce pas la pure vérité? Il y a des scélérats qu'il est impossible de noircir: celui-ci est du nombre. Son plus abominable crime n'est pas d'avoir inondé l'Europe de sang et de larmes ; c'est de soutenir l'hypocrite et im- pudent mensonge qu'il n'a pas voulu cette barbare et inutile guerre et que les carnages dont il est l'auteur lui ont été « imposés npar nous. Devant tant de fausseté ajoutée à tant de cruauté, les termes manquent, le vo- cabulaire ordinaire de Vinvective devient pauvre ; seule, la corde d'airain de notre grand poète lyrique peut rendre assez vibrante notre indignation. O soleil, ô face divine, Fleurs sauvages de la ravine, Grottes où Von entend des voix, Parfums que sous Vherbe on devine, O ronces farouches des bois ; Monts sacrés, hauts comme Vexemple, Blancs comme le fronton d^un temple. PREFACE VII Vieux rocs, chêne des ans vainqueur. Dont je sens, quand je vous contemple, L'dme éparse entrer dans mon cœur; 0 vierge forêt, source pure, Lac limpide que V ombre azuré, Eau chaste où le ciel resplendit. Conscience de la nature, Que pensez-vous de ce bandit ? Je ne sais pas s'il existe une « conscience de la na- ture », mais il devrait y avoir une conscience du genre humain. S'il y en avait une, si le monde civilisé, si l'Europe, si les Etats-Unis d'Amérique, si le pape, si toutes les églises, tous les peuples, tous les gouverne- ments avaient protesté {comme c'était leur devoir) contre le crime initial, — laviolation de la Belgique, — la Suisse n'aurait pas cru sa neutralité compromise par un ar- ticle de revue ; car d'abord elle ne serait pas restée neutre ; elle aurait uni sa voix généreuse et loyale à celle de toute la terre, et, devant une telle unanimité^ le misérable n'aurait pas pu continuer ses crimes. Plus souvent qu'on ne croit, le parti le plus juste est le meilleur, le plus simple, le plus facile. Que la conscience du genre humain crie tout haut « ce qu'elle pense de ce bandit », que toutes les forces de l'esprit pacifique et conservateur s'allient contre le démon de la conquête et de la destruction, la vie heureuse et féconde renaît, l'Europe respire, et la guerre s'éteint, faute de guerroyants. Ce qui nous empêche de nous intéres- ser très sympathique ment aux périls des neutres, sur lesquels on cherche à nous apitoyer, c'est la pensée que, VIII PREFACE s'ils avaient simplement fait leur devoir, ils auraient vu d'abord que le devoir se confondait pour eux avec l'intérêt, et que Vun comme l'autre était d'embrasser la cause de la justice. Quand chacun fait ce qu'il doit, on n'a pas un mérite extraordinaire à faire comme tous les autres, et on ne s'expose pas à des risques rares et singuliers. M. Maurice Millioud, rédacteur en chef de la Biblio- thèque Universelle, a écrit courageusement, à propos de Vincident de la saisie, dans une lettre ouverte aux abonnés de la revue : (( Est-ce notre faute si, dans les circonstances ac- tuelles, le respect de la justice et de la foi jurée se trouve d'un côté et la tyrannie de Vautre ? Cette guerre a commencé par un triple forfait.,. Elle a continué par des atrocités sans nom... Oublie-t-on qu'il a fallu chez nous conquérir de haute lutte le droit de qualifier ces actes ?,.. » Quand on est le directeur d'une grande revue suisse, il faut vraiment du courage pour parler ainsi; mais on m'a fait bien rire en louant le mien. Mon courage a consisté à recueillir en souriant la récompense tou- jours promise aux auteurs qui ont des démêlés avec dame Anastasie : on les lit avec plus de curiosité, et mon chapitre v profite un peu du châtiment ridicule in- fligé au iv^. Pour me punir, il aurait fallu au moins m'infliger une amende personnelle. En temps de guerre, cependant, on peut imaginer des revers d'armes qui livreraient les polémistes d'un pays vaincu à de furieuses vengeances : je pourrais payer alors de ma liberté ou de ma vie la satisfaction d'avoir » PREFACE IX soulagé mon cœur en écrivant ce que je pense du « bandit » impérial. Je crois pouvoir me rendre le té- moignage que je ne regretterais pas cette catastrophe. Une peine doit même paraître souhaitable aux esprits ardents et sérieux qui estiment que la vérité mérite que Von souffre pour elle, et qui voient dans ses té- moins passionnés des hommes prêts à être des martyrs. Grâce à Dieu, nous n'en sommes point là. Mais qui sait ce qui peut encore arriver? Il est probable que, sans la flotte anglaise, nous aurions eu notre bom- bardement de Bordeaux pendant que le gouvernement français résidait dans cette ville. Ne serait-ce pas une belle mort, originale et neuve, de mourir foudroyé par un obus pour avoir dit au Kaiser ses vérités ? Etant vieux et n'ayant plus longtemps à vivre, je crois que je préférerais cette mort « éblouissante et brève » aux galères et à Vennuyeuse prison. Je souhaiterais seule- ment (on connaît mon incurable vanité d'auteur) que mes Petits sermons de guerre et le présent volume retirassent quelque gloire d'un accident si peu banal, et que, par cette anecdote, ma « réputation littéraire » fût enfin consacrée. Le vi^ chapitre duvolume est un dernier V^Wi sermon de guerre, intitulé « l'Epreuve » et dédié à M. Fischba- cher, qui avait insisté, dans deux lettres successives, pour que je traitasse à mon tour ce vieux thème de la prédication chrétienne. Si Véditeur de tant de sermons que la guerre a produits me recommandait une ma- tière si rebattue, c'est donc qu'il restait encore quel- que chose à dire : je m'y suis appliqué, mais sans espérer que j'allais trouver, sur ce grand sujet, des X PREFACE idées vraiment nouvelles et sans le désirer d'ailleurs. Le volume se termine par deux Appendices. Le pre- mier est une courte note sur V origine du mot « Boche », en réponse au Temps, qui, oubliant mon incompétence^ m'avait interrogé sur ce point de langue. Vautre, beaucoup plus considérable, est une étude morale de 62 pages que ma vieille amie, la Bibliothèque Universelle et Revue suisse, /)u6/ia en juin i9iU, deux mois avant la guerre, sous ce titre : « Sois bon ». C'est presque une actualité, dont la réimpression m'a paru assez opportune à la suite de mes « Leçons de la guerre ». fy soutiens, à la dernière page, une idée con- testée et contestable, je l'avoue, mais qu'il ne faut pas rejeter d'emblée et que je serais heureux de voir sou- mise à une discussion sérieuse : il s'agit de /'eutha- nasie, ce qui signifie la mort naturelle, doucement aidée et un peu anticipée, mort volontaire ou plutôt consentie, quil serait sage, selon moi, d'autoriser ex- ceptionnellement et sous certaines conditions. Les hommes, en général, tiennent trop à la vie. Vaut- elle donc qu'on la conserve à tout prix et qu'on s'y at- tache avec tant de passion ? En voyant la guerre tuer par centaines de mille les créatures de Dieu, nous ap- prenons à combien peu de chose tient la vie humaine et combien elle est peu de chose ! Nous nous détachons d'elle avec moins de regret, nous comprenons qu'elle n'est pas notre trésor le plus précieux, et nous sommes prêts à en faire le sacrifice, s'il le faut. C'est sans doute une ap- préciation plus j uste de la valeur de la vie qui a fini par émousser notre sensibilité depuis que dure la guerre^ et par nous rendre presque indifférents à des deuils aux- PREFACE XI quels nous aurions compati beaucoup plus vivement quand le spectre de la mort ne hantait pas nos jours et nos nuits. Il y a de la superstition dans le soin excessif que nous prenons de notre pauvre vie. S'il est bon de vivre utile, capable de goûter soi-même un peu de bonheur et d'en donner aux autres, il n'est pas bon de continuer à mou- rir vivant, en proie à toutes les misères, à la maladie, à la souffrance physique et morale, à une mauvaise humeur qui assombrit tout dans la nature, rend chacun malheureux autour de notre vieille ruine et nous frappe de stérilité et d'impuissance. « Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret... Tu murmures, vieil- lard ? Vois les jeunes mourir, vois-les marcher, vois- les courir )) aux morts les plus belles et les plus glo- rieuses, et apprends enfin à sortir avec sérénité, — avant la décadence extrême, — d'un semblant d'exis- tence qui n'a point de réalité et ne sert plus à rien... Le détachement de la vie est la première et la der- nière leçon de la guerre. Cest par elle que j'ai ouvert ce volume ; c'est par elle que je le conclus. Mansie, 2 octobre 1916. POST-SGRIPTUM Bordeaux, 20 décembre 1915. M. Millioud a comparu^ le 13 décembre, devant la cour pénale du tribunal fédéral à Lausanne. Voici le texte du jugement rendu le lendemain : (( Maurice Millioud est déclaré coupable, en sa qua- lité de Directeur de la Bibliothèque Universelle, du délit d'outrage à un peuple^ chef d'Etat et gouverne- ment étrangers, et il est condamné à une amende de fr. 500 qui, à défaut de paiement dans les trois mois, sera commuée en une peine de 100 jours d'emprison- nement à subir à Lausanne. La confiscation du n° 231 ^ de septembre 1915, de la Bibliothèque Universelle est maintenue. Les frais de la cause consistant en un émolument de justice de fr. 200 et en frais d'instruction et de ju- gement dont l'état sera dressé ultérieurement sont mis à la charge de Maurice Millioud. » >. M. Millioud a fait appel. NOTE COMPLÉMENTAIRE M. Stapfer a naturellement offert à la Bibliothèque Universelle de payer V amende ; mais cette initiative paraît superflue : la saisie et le procès ont fait à la Revue suisse une belle réclame. On prévoit une augmen- tation du nombre des abonnés plus que suffisante pour couvrir les frais. LES LEÇONS DE LA GUERRE FINS DE MONDES. — ERE NOUVELLE Bordeaux, janvier- février 1915. Le bon soldat meurt pour sa patrie, et en mourant il se réjouit dans la pensée qu'après lui elle pour- suivra l'accomplissement de ses destinées. Mais je ne suis pas un bon soldat, je suis un vieux rêveur. Depuis le jour où j'ai compris qu'il me faudra mourir, j'ai parfois espéré, très é^oïstement, que ma propre fin serait enveloppée dans la fin du monde, dans un anéantissement universel qui, en terminant toutes les vies à la fois, supprimerait ce qui me chagrine le plus dans la mort : la conscience de m'éteindre indi- viduellement au milieu d'un monde qui continuera de penser, d'agir, de souffrir, de lutter et de vivre; 1 2 LES LEÇONS DE LA GUERRE offrant aux hommes futurs un spectacle que je ne verrai point. Les grandes catastrophes naturelles, telles que les secousses sismiques et les éruptions volcaniques, sont proprement cesjîns du monde, loca- lisées, il est vrai, mais toutes pareilles, pour ceux qui en sont victimes, à ce que serait une destruc- tion instantanée de notre planète entière. La guerre, en bouleversant les conditions ordi- naires de la mortalité, est aussi une espèce de fin du monde pour les centaines de milliers d'êtres humains qui y périssent ; mais, non moins meurtrière sou- vent et comme nous le voyons aujourd'hui, qu'un immense tremblement de terre et que les autres grands cataclysmes de la nature, elle n'a jamais leur soudaineté ni leur fatalité ; ses victimes, ordinaire- ment, se sentent mourir ; ce n'est donc point la guerre qui exaucera notre méchant vœu d'une « fin du monde » ou d'une extinction de l'individu collective et subite. N'importe quel accident, d'ailleurs, la ren- contre de deux trains, une estrade qui s'écroule, une explosion, une asphyxie, un naufrage, peut, d'une façon très simple, venir réaliser le rêve des mortels qui voudraient disparaître tout d'un coup, en com- pagnie, sans avoir le temps de dire adieu à une exis- tence dont ils ne sauront même pas qu'ils la perdent et que d'autres hommes vivront après eux pour en jouir ou pour la maudire. La première de toutes les leçons de la guerre, évi- demment, c'est de nous détacher de cette vie fragile. FINS DE MONDES. — ERE NOUVELLE 3 soit que nous nous trouvions nous-mêmes person- nellement exposés au risque de la perdre, soit que la mort menace des ôlres que nous aimons. Il est hors de doute qu'une mortalité fréquente émoussela sensibilité et finit par faire paraître indifférents ou durs de très honnêtes gens dont il faudrait louer, au contraire, le cœur ferme et armé d'une vaillance chrétienne ou stoïque. C'est presque un bienfait de la guerre que les démonstrations banales de la sym- pathie soient devenues plus rares. Les lettres de deuil, les visites, les cartes ne sont point obligatoires. Tant mieux, si nos amitiés font un choix plus tard et conservent l'affection et l'estime réelles en ne supprimant que les masques ! ...Aujourd'hui, 3i janvier, mon journal religieux m'apporte une triste nouvelle : celle de la mort du jeune Robert Prunier, aumônier, fils du pasteur Prunier, « tombé au champ d'honneur en relevant un blessé ». C'était un étudiant en théologie. Il avait exercé à Bordeaux les fonctions de pasteur suffra- gant. Esprit ouvert et libre, il courait à l'avant-garde de sa génération et j'avais senti maintes fois, en causant avec lui, quel vieux bonhomme usé et fini je continuais d'être, comparé à ce jeune, dans tous les ordres d'idées. Il m'était impossible de le suivre à travers toutes ses admirations politiques, philoso- phiques et littéraires, et nous nous amusions tous les deux, moi de ses hardiesses paradoxales, lui de 4 LES LEÇONS DE LA. GUERRE ma lenteur routinière. Il était socialiste, antimilita- riste et même un peu anarchiste. Soudain, la guerre a fait de lui un héros : Robert Prunier, au mois de septembre, était cité à Tordre du jour de l'armée et proposé pour la médaille mili- taire. Vrai type de la jeunesse française par sa vail- lance et sa belle humeur, il m'écrivait gaîment, le 3 janvier : « C'est avec un grand plaisir que j'eus ^ été moi- même vous présenter mes meilleurs vœux au seuil de l'année nouvelle. Malheureusement, je suis retenu dans les contrées vaseuses de l'Argonne par l'acharnement que mettent les Boches à étudier les beautés de la nature. Us doivent pourtant commencer à trouver ces pays inhospitaliers et accidentés; mais ils manquent de tact totalement et s'entêtent à y rester. J'espère pourtant, un jour, retourner « vers chez vous », comme on dit en Suisse, et dire avec vous le plus de mal pos- sible de nos envahisseurs. » Pauvre enfant ! quelle a été sa dernière vision de la vie? Kut-il le temps de la regretter et de voir le monde lui survivre? Mais pourquoi donc la mort nous épargne-t-elle, nous autres vieillards qui ache- vons notre siècle dans une oisiveté inutile, qui par- tirions sans regret et sans être pleures, et ravage- t-elle si cruellement la fleur de l'avenir? Eternelle question posée sans relâche par Tintelligence, qui 1. Sic. Les licences grainmalica'ies sont penniset» clans les tranchées. FlîiS DE MONDES. — ERE NOUVELLE l\ souhaiterait un peu de raison dans le cours des évé- nements, à la destinée aveugle et siupide. ^f février. — Quand des choses (ne disons pas tout haut : des personnes] qui nous semblent avoir ter- miné leur temps tardent à mourir d'une mort natu- relle, notre logique, qui aime l'ordre ou son appa- rence, peut trouver, dans leur fin accidentelle et brusque, un secret contentement. Je songe, en écrivant ces lignes, à certains rap- ports de société qui se prolongeaient sans agrément, sans profit, et duraient on ne sait pourquoi ; ou encore aux abonnements à des journaux, à des revues en- nuyeuses, inutiles, qu'on a commencés par faiblesse ou ignorance et dont on n'ose pas se dégager; bref, à toutes les servitudes qu'imposent la complaisance, la convention et la mode, ou simplement une habi- tude prise. Il est bon que nous révisions de temps en temps nos vieilles coutumes ; la guerre fait des tables rases et des vides financiers qui favorisent ce genre d'opérations. Mais, réflexion faite, je suis bien plutôt eflrayé et attristé de tant de liens, plus pré- cieux qu'importuns en définitive, qu'un si grand bouleversement relâche et détruit, et qui auraient dû se changer, au contraire, en relations solides fon- dées sur la communauté du malheur. Non, les ruines ne sont jamais un bienfait de la guerre; c'en est la trace désolante et quelquefois irréparable. 6 LES LEÇONS DE LA GUERRE 5 février. — « La fin du monde », qu'est propre- ment toute grande catastrophe dans le cercle des victimes qu'elle fait, inaugure un nouvel ordre de choses ; mais cette ère nouvelle peut être meilleure ou pire, ouvrir le ciel ou — l'enfer. La subite transformation morale du jeune Robert Prunier, ainsi que la conversion plus fameuse du prédicateur d'indiscipline et de révolte, le journa- liste Hervé, métamorphosé en soldat passionnément dévoué au service de la patrie, nous montrent la profonde secousse de la guerre produisant les effets les plus heureux et les plus inattendus; elle a élevé ces deux hommes tellement au-dessus d'eux-mêmes qu'on ne les reconnaissait pas. Ce changement admirable devait-il être, d'ailleurs, une surprise pour le moraliste pénétrant qui n'est point dupe des apparences? L'erreur funeste (pour eux) que les « Boches », comme on les nomme si bien S égarés par leur épaisse psychologie de lourdes têtes carrées, déplorent amèrement aujour- d'hui et qu'ils commencent à payer cher, est de n'avoir absolument rien compris à la véritable hu- meur des Français, de n'aVoir pas su voir quels cœurs chauds et quels esprits sérieux ces bons comédiens cachent sous une légèreté étudiée qui n'est chez eux qu'une grâce de société et qu'une forme du désir de plaire. Mettez leur coquetterie aux prises avec le 1. Voir, aux Appendices, page 113, l'origine du mot « Boche ». FINS DE MONDES. ERE NOUVELLE 7 tragique de la réalité : l'homme réel reparaît, et, si Ton est ea temps de guerre, le héros se réveille avec rhomme. Calleuse comme leur intelligence, la conscience des « Boches » n'a jamais compris non plus quel crime inexpiable était la violation de la Belgique et qu'il y avait là un casus helli de premier ordre, moins parce que la politique et le commerce des grands et des pelits Etats européens étaient gravement inté- ressés dans l'affaire, que parce que Thumanité outra- gée criait : vengeance ! L'Allemagne ne comprend pas, ne sent pas davantage l'espèce d'honneur qui consiste dans la fidélité à la parole jurée, puisque, capable elle-même de toutes les trahisons et de tous les parjures, elle ne fait aucune place aujourd'hui, dans ses tentatives désespérées pour finir la guerre et conclure la paix, à l'hypothèse que des hommes aussi résolus que les Anglais, aussi calmes que les Russes, aussi religieuxsurl'honneurqueles Français, tiendront peut-être le serment du pacte de Londres. 6 février. — La guerre, qui révèle chez l'homme des vertus que nul ne soupçonnait, qui suscite des héros, qui produit même des saints, — si rien, mieux que le sacrifice, ne sanctifie la chair égoïste et fra- gile, — la guerre peut aussi, par une chute ef- froyable, faire tomber l'humanité au-dessous de la brute. Je ne parie pas simplement ici des actes cruels et lâches que l'on constate toujours, à côté 8 LES LEÇONS DE LA GUERRE des manifestations sublimes du courage et du dé- vouement, partout où il y a des hommes qui se bat- tent. Je crois, avec le monde entier, — à rexception des auteurs eux-mêmes de ces crimes, — je crois, sur la foi des documents les plus authentiques et sur l'aveu de certains chefs qui ont ajouté le cynisme à la barbarie, que les « atrocités allemandes » sont réelles et qu'elles dépassent en horreur tout ce que le monde avait vu, si Ton tient compte de ce qu'il était permis d'espérer d'une civilisation chrétienne vieille de vingt siècles. Mais j'admets, en doctrine générale, qu'il y a chez tout homme extrêmement ému une pente invincible à l'exagération, et je re- connais aussi que les faits abominables qu'on a dénoncés ne constituent point, dans l'horrible chro- nique des guerres,, quelque chose d'absolument unique et spécial. Ce qui est unique, inouï, vraiment nouveau et plus révoltant que tout le reste, c'est Vapologie de ces crimes. Les quatre-vingt-treize malheureux qui ont osé signer le célèbre manifeste des « intellec- tuels allemands » où il est dit que le bras de la force est si nécessaire à l'intelligence que, sans cet appui, elle serait vouée à une défaite certaine, ont telle- ment dégradé la raison et la conscience humaines qu'elles n'étaient jamais descendues si bas. C'est, comme je l'ai écrit ailleurs \ la glorification cynique 1. Préface de mes Petits sermons de guerre, p. viii |3* édi- tion, Fischbacher, Paris). FINS DE MONDES. — ERE NOUVELLE 9 du matérialisme le plus hideux. C'est la contre-par- tie ignoble du langage magnifique de Pascal sur la lutte finalement impuissante de la violence contre la vérité. C'est le blasphème contre l'Esprit, dont l'Evangile a dit que ce rare et monstrueux péché est le seul que Dieu ne pardonne pas. 1 février. — Le cœur naturel peut goûter une cer- taine joie à dire crûment leurs vérités à des penseurs qui n'ont pas eu honte de déshonorer la pensée. Mais l'homme bon, sans parler du chrétien, ne se réjouit jamais de la méchanceté d autrui. PeuL-on constater sans chagrin une telle déchéance quand on a envers la grande Allemagne une dette inlellec- luelle, quand on a été abreuvé et nourri de la forte « culture )) allemande, qui ne fut pas toujours dans les usines Krupp, quoi que les Allemands nous en- seignent à présent en calomniant leur grandeur pas- sée? J'ai vu un illustre professeur du Collège de France pleurer presque à la pensée de ne plus devoir que son mépris moral à une grande école de savants qui fut la principale ouvrière de son instruction his- torique. Et en vérité, on ne peut pas faire autrement que de les mettre au ban du monde civilisé jusqu'à ce qu'ils se soient humiliés dans la poussière. Mais, grâce à Dieu, tout espoir de régénération n'est pas perdu, s'il reste un petit nombre d'Alle- mands (( qui n'ont pas fléchi le genou devant Baal », si toute lumière critique ne s'est pas éteinte à jamais 10 LES LEÇONS DE LA GUERRE dans une nation qui fut naguère un des porte-flam- beau du genre humain, et si des esprits justes et des consciences droites savent encore y faire la diffé- rence du bien et du mal. « Le Germain, écrit Treitschke, un des grands doctrinaires de la force, incarne ïidéalisme^ la fran- chise, la fierté, l'absolu oubli de soi-même, l'attache- ment invincible au droit. » Quand on lit ces lignes devenues si étonnantes aujourd'hui, on se frotte les yeux, on se demande si l'on a bien lu et s'il est permis de se moquer du monde à ce point. Quoil la violation du droit, le mépris de l'idéal, le déshonneur, l'oubli de la parole donnée, le mensonge, la déloyauté, la félonie n'ont- ils pas été poussés au delà de toute limite par des belligérants qui n'ont pas craint de déchirer, en les insultant, les traités qu'ils avaient signés, d'inventer pour les crimes les plus avérés les excuses les plus fallacieuses, et — dernier degré de la bassesse — de calomnier leurs victimes?... Cependant voici le jugement que vient de porter sur Treitschke un auteur suisse impartial : Comme Treitschke paraît grand quand on le com- pare aux pan^ermanistes qui se réclament de lui ! Robuste et sain comme un chêne plongeant profondé- ment ses racines en noble terreau germanique, Trei- tschke avait une noblesse foncière de nature... J'ai relevé dans ses Essais ces phrases qu'on chercherait vainement chez les publicistes de l'heure actuelle : I I FINS DE MONDES. ÈRE NOUVELLE H Jamais Varmée conquérante ne doit mettre la main sur la propriété des personnes privées... On doit considérer comme Vun des plus précieux progrès de la législation militaire in- ternationale le principe désormais consacré, suivant lequel tous les trésors de la civilisation, tous les objets qui relèvent du domaine de l'art ou de la science et qui constituent le bien commun de Vhumanité, doivent être rigoureusement garantis contre tout risque de pillage ou de vol ^. Ces textes si nouveaux pour nous, ce témoignage surprenant d'un critique autorisé nous donnent une " précieuse leçon ; ils doivent nous apprendre à dis- tinguer, à classer, à dater nos jugements et à ne pas tout mettre dans le même sac. Sagement on avait commencé, quelque temps après 1870, à faire ou à refaire les distinctions utiles ; mais la fureur de la guerre nouvelle, l'exaspération d'un ennemi marqué pour une défaite certaine, qui, sentant l'estime des hommes lui échapper, s'est en- foncé par bravade et comme à plaisir dans leur juste épris, a fait perdre à la critique toute mesure. A peine restons-nous assez sages aujourd'hui pour sé- parer de la séquelle de Bismarck les très grands es- prits qui furent la lumière du monde. Nous savions bien que Kant contemplait avec une vénération reli- gieuse le ciel étoile au-dessus de sa tête et la loi morale au fond de son cœur ; nous savions que la grande âme de Goethe détestait la petitesse des haines 1. Chronique allemande de la Bibliothèque universelle, fé- vrier 1915. 12 LES LEÇONS »E LA GUERRE nationales qui ferment l'homme au vrai, au juste et au beau. Mais après Kant et Goethe tout sombrait, tout s'enténébrait dans la glorification exclusive et de plus en plus assourdissante des canons lourds. Si les Allemands demeurèrent longtemps les idéa- listes qu'on nous dépeint, ils le sont donc par nature, ils peuvent le redevenir ; et si, un jour, ils ont démenti leur caractère, c'est qu'ils ont été séduits par la doc- trine diabolique des pontifes casqués de la Force et des intellectuels nouveaux. Remercions le chroniqueur de la Bibliothèque uni- verselle qui vient de rappeler à la Suisse, à la France, à l'Europe, à l'Allemagne qu'il va encore chez celle- ci de braves gens pour honorer « l'idéalisme, la fran- chise, la fierté, l'absolu oubli de soi-même, l'atta- chement invincible au droit ». Ces sentiments, ces idées si proprement françaises, remercions-le d'avoir su les découvrir chez un des Allemands dont on les aurait le moins attendues. (^ette profonde communauté morale n'est-elle pas le gage d'une réconciliation, qui ne saurait se faire aujourd'hui, ni demain, ni après-demain..., mais qu'il faut espérer d'un lointain avenir, si l'humanité doit enfin se composer d'hommes collaborant à l'œuvre de Dieu et non point d'éternels ennemis? II LE DIEU DE L'ALLEMAGNE Si l'homme n'élait pas un « animal religieux », si rinvocalion d'une toute-puissance divine n'était pas plus naturelle que jamais dans les grandes calamités particulières ou publiques, nous donnerions vo- lontiers congé à Dieu en temps de guerre et nous consentirions à devenir athées provisoirement. Et puis, nous resterions athées, si Dieu continuait à n'être pour nous qu'un homme agrandi, meilleur que les autres — ou pire, et les ayant tous faits à son image ; mais nous pourrions redevenir religieux si les leçons de la guerre nous avaient enfin appris à nous faire de Dieu une idée plus pure, à le regarder simplement comme la personnification du Bien que la raison conçoit, où l'humanité vise et que l'his- toire finira peut-être par réaliser un jour après une suite interminable d'épreuves, de souffrances, de revers el de chutes. k u La religion est une chose, la morale en est une autre. Un homme en relation constante avec Dieu (ou avec ce qu'il prend pour Dieu) peut rester sans moralité aucune. Cela s'est vu, à titre non d'excep- tion mais de règle, chez les peuples idolâtres de l'antiquité, chez les sauvages, chez les dévots très superstitieux, comme le moyen âge en comptait à foison et comme les pays catholiques les plus arriérés en sont encore remplis. L'histoire dite sainte est ainsi nommée à cause du rôle souverain tenu dans ses annales par Dieu, premier et unique acteur du drame ; mais la vraie sainteté, dont l'Evangile nous a légué le parfait modèle, n'a que de rares proto- types dans l'Ancien Testament, et les règles mêmes de la morale y sont étrangement loin de celles que nous a laissées Jésus-Christ. Au temps jadis, la religion partout présente, mêlée à tous les actes de la vie, était la seule puissance sacrée; pour qu'on lui dût l'obéissance, il n'était point nécessaire qu'elle commandât des choses justes; il suffisait que Ton vît dans ses ordres les plus bizarres, les plus répugnants, la volonté de Dieu. Désormais la religion ne peut plus prétendre au moindre respect de notre part, si la raison et la justice lui sont trop étrangères. La plus considé- rable de toutes les révolutions morales de l'huma- nité consista dans l'avènement de cette reine, — la conscience, — au-dessus des autorités humaines et divines, au-dessus du Prince, au-dessus des lois, LE DIEU DE L ALLEMAGNE 15 au-dessus de la patrie, au-dessus de TÉglise, que dis-je? au-dessus même de Dieu, tant que le Dieu qui règne au ciel et sur la terre n'est pas le Dieu d'amour que Jésus-Christ a révélé, mais le « vieux Dieu » des sacrifices cruels et des sanglants ca- prices, Jéhovah. La civilisation retourne à l'antique barbarie quand elle restaure, contre la conscience et contre la raison, ce vieux Dieu-là, que l'on croyait définitivement déchu au rang des marmousets et des épouvantails. La plus grande nouveauté delà guerre allemande, c'est sa barbarie d'un autre temps ; c'est d'avoir vio- lemment rétrogradé, par delà vingt siècles de chris- tianisme, jusques au cœur du paganisme, jusqu'à ces âges presque fabuleux où la rehgion pouvait n'avoir rien de moral et contredire même toute mo- rale. Ne disons pas que l'Allemagne est sans religion. La pauvre égarée a, de la sienne, une pléthore, une indigestion, si j'ose dire ; sa bouche criminelle est pleine du saint nom de Dieu. Mais la religion, telle que nous la concevons désormais, implique essen- tiellement des vertus — l'humanité, la charité, l'hu- milité, la bonté, la pitié, l'amour des hommes nos frères en un même Père céleste — tellement étran- gères à ces âmes orgueilleuses et dures que tous leurs sentiments, toutes leurs idées, toute leur con- duite sont une négation effective du Dieu vivant et vrai dont ils professent le culte extérieurement. 16 LES LEÇONS DE LA GUERRE Le dieu de l'Allemagne n'est absolument qu'une idole, mais il y a diverses idoles ; il y en a de méta- physiques : la Science, le Progrès, THumanité, la Démocratie, le Socialisme, etc. L'idole allemande est réelle, charnelle et terrestre ; elle se concrète et se matérialise grossièrement dans l'empire germa- nique : Deutschland ûher Ailes ; cette réduction du Dieu qu'elle adore à la terre où elle est attachée, et dont elle rêve la domination sur le monde, achève de faire de sa religion une chose exclusivement païenne. Dans cette religion très spéciale il n'entre pas un atome de ce qu'entendent par christianisme les ca- tholiques et les protestants, les Français, les Anglais, les Russes et les Allemands eux-mêmes durant les courts instants de calme et de lucidité où l'ivresse pangermaniste ne les aveugle pas. J'ai lu, dans la Chanson de Roland^ que les Sarra- sins avaient une idole, qu'ils rossaient à grands coups de bâton pour lui apprendre à mieux faire son service quand elle ne leur avait pas donné la victoire. Le culte que le Kaiser rend à son vieux dieu impli- que des relations du même genre. Elles sont « abso- lument unilatérales », disait avec esprit M. Helmer dans la première des grandes conférences données cet hiver à Bordeaux ; « c'est le dieu seul qui a des obligations, que Guillaume et sa nation jugent utile de lui rappeler quelquefois. Il me paraît certain qu'au jour prochain où le dieu allemand ne rempHra LE DIEU DE L ALLEMAGNE 17 plus ses devoirs envers la nation élue, le Kaiser lui fera remettre son passeport ou lui demandera sa démission, comme à Bismarck. » Tout bonnement donc et sans la moindre compli- cation mystique, ne voyons dans ces deux person- nages que des compères qui s'entendent comme larrons en foire pour filouter les terres et les bour- ses, et n'ayons pas pour eux plus de respect que pour Robert Macaire et son dig-ne camarade. Cette alliance, si peu édifiante, a fourni la matière d'une piquante épigramme à l'un de mes chers cor- respondants littéraires, poète d'occasion et profes- seur émérite^ comme j'aurais osé écrire, sans avoir besoin d'expliquer le sens de ce mot, du temps où l'on savait encore le français : « Croyez-vous en Dieu ? » Telle est la demande Qu'on fît à Guillaume empereur et roi. — (( Qui ? moi ! croire en Dieu ? la méprise est grande. C'est, je vous l'apprends, Dieu qui croit en moi. » Dans un article des Contemporains (5® série), inti- tulé Rêverie sur un empereur, Jules Lemaître rêve l'empereur Guillaume II remplissant les belles es- pérances qu'il avait d'abord données et profitant de ce qu'il est le plus puissant souverain d'Occident pour réaliser des choses vraiment grandes et origi- nales : le désarmement général des États européens qui, stupidement, dévorent dix milliards chaque an- 18 LES LEÇONS DE LA GUERRE née pour préparer des guerres que toute la terre maudit et dont personne ne veut ; l'indépendance nationale rendue aux peuples qui en furent naguère spoliés par la conquête ; la paix du monde enfin fondée pour jamais sur le droit. Si cet invraisemblable empereur faisait cela, écri- vait Lemaître vers 189*2, il pourrait se glorifier d'avoir été, moralement, le plus grand des pasteurs d'hommes, d'avoir accompli un acte prodigieusement méritoire et original, d'avoir enfin, le premier de tous, rompu avec la vieille politique égoïste et inauguré les temps nou- veaux. A cette gloire sans pareille et absolument neuve, le pauvre empereur a préféré, ô misère! celle des an- ciens tueurs d'hommes, tels que Mesa, fils de Ché- mos, qui, 900 ans avant Jésus-Christ, dicta celte inscription pour son sépulcre : Sachez que vous devez adorer cette pierre Et brûler du bétel devant ce grand tombeau; Car j'ai tué tous ceux qui vivaient dans Nebo, J'ai nourri les corbeaux qui volent dans les nues, J'ai fait vendre au marché les femmes toutes nues. J'ai chargé de butin quatre cents éléphants. J'ai cloué sur des croix tous les petits enfants... K Il a voulu être grande à l'instar des souverains très ordinaires qui l'avaient précédé, par les massacres, par l'incendie, par les ruines, parle vol, par le viol, par la cruauté lâche, par l'asservissement et la cap- 1. La Légende des Siècles, Nouvelle Série. De Mesa à Attila. \ LE DIEU DE L ALLEMAGNE 19 tivité des populations vaincues, par des remparts humains de vieillards, de femmes et d'enfants pous- sés sur le front des batailles pour servir de bouclier à ses soldats, bref par toutes les redites mille et mille fois rabâchées de l'antique barbarie. Quelle vulgarité. Sire! quelle fin commune et basse pour un prince dont on avait cru pouvoir attendre de grandes choses inédiles ! Vous invoquez Dieu pour qu'il vous donne la vic- toire : il ne vous la donnera peut-être pas; que ferez- vous alors ? Comme l'humilité est ce qui vous manque le plus, je ne pense pas que vous disiez, à la façon des chrétiens : « Seigneur, que ta volonté soit faite ! Humilions-nous sous l'épreuve, et que Dieu ait pitié des malheureux pécheurs que nous sommes! » Relevez hardiment la tête; je vous donne plutôt le conseil de rappeler à votre ingrat complice ce qu'il vous doit, en le châtiant d'importance, comme les Sarrasins battaient leur idole. Cette bonne exécution sera la partie la moins banale de votre culte — et la plus comique. Faites-nous donc rire un peu dans la lugubre tragédie. Le caractère exclusivement païen de la religion des Allemands telle que nous la découvre la guerre actuelle, l'absence radicale de l'esprit du Christ, de la morale évangélique et de la civilisation qui date de la Croix dans la conduite atroce de faux chrétiens redevenus barbares et rendus à toute la méchanceté naturelle de l'homme, devrait servir au moins, en 20 LES LEÇONS DE LA GUERRE frappant les yeux de son évidence, à convaincre d'absurdité l'injuste accusation qui ose faire telle ou telle église chrétienne solidaire de cette barbarie. Parmi tant de sottises sans nom que le désarroi des esprits et le bouleversement de toutes les idées ont fait dire à des hommes jetés hors de leur sens par l'horreur des choses qu'ils voient, rien n'a été avancé de plus inepte que d'avoir rendu la religion de Lu- ther responsable du crime germanique. J'ai entendu de mes oreilles cette énormité : « C'est la faillite du protestantisme ! » et j'ai lu, dans de venimeux jour- naux, que la Réforme a inspiré aux Teutons le zèle satanique qui incendia Reims et Louvain. Mais les Anglais ne sont-ils pas des protestants? Ne consti- tuent-ils pas une secte ou, plus exactement, des sectes diverses de la Réformation? N'y a-t-il pas dans la Belgique opprimée, dans la Hollande menacée, de nombreux huguenots avec les catholiques ? Toutes les croyances qui se réclament de Jésus-Christ, toutes les confessions chrétiennes — églises de la tradition et églises de l'hérésie, de l'Occident et de rOrient, schismatiques ou papistes, romaine, russe, calviniste, luthérienne, orthodoxes ou libérales — ne sont-elles pas représentées dans le vaste conflit eu- ropéen? Et dès lors, quelle insigne mauvaise foi, quel esprit directement soufflé par le diable et le père du mensonge anime donc les calomniateurs ca- pables de jeter à la face des protestants qui se font tuer pour la patrie française, que l'ennemi de la LE DIEU DE L ALLEMAGNE 21 France est de leur religion ? De la même religion ! Jamais. Non, la religion du devoir, de la conscience, de l'honneur, la religion de la responsabilité, de la dignité humaine, de la liberté, du respect de la pa- role donnée et de la foi jurée solennellement, n'a rien de commun avec celle qui traite de « chiffons » les contrats inviolables et sacrés. En unissant tous les chrétiens dans une sainte al- liance contre l'Allemagne païenne et sa détestable idole, la guerre a fait éclater l'insignifiance et la misère des querelles ecclésiastiques et religieuses où leur désœuvrement s'amuse en temps de paix : c'est une de ses plus utiles leçons. Reposons-nous un instant de la haine, qui est quelquefois un besoin des cœurs indignés, mais qui est toujours une souffrance, parla contemplation du spectacle de pitié et d'amour que nous donnèrent, pendant le premier bombardement de Reims, l'ar- chevêque et le pasteur pleurant et s'embrassant sur les ruines en flammes de la cathédrale et du temple. Et voici un autre petit récit du champ de bataille qui nous a édifiés et consolés lorsque nous l'avons lu, dans le Temps du 7 décembre, sous ce titre : Prières communes : Dans l'Argonne, après une bataille meurtrière, il fallut songer à enterrer les morts restés sur le champ de bataille. Le sous-préfet et l'autorité militaire de Verdun estimèrent qu'on ne devait pas procéder à l'enterrement sans aucune cérémonie religieuse. Mais 22 LES LEÇONS DE LA GUERRE quelle prière devait-on faire dire ? On ne peut connaître la religion des morts. Le sous-préfet et l'autorité mili- taire décidèrent d'envoyer ensemble sur le champ de bataille deux prêtres catholiques, un pasteur protes- tant et un rabbin, aumôniers militaires. Tous les quatre furent transportés dans une automobile. Quand ils furent parvenus à leur destination, le rabbin (peut- être comme étant le plus âgé) fut chargé (ie prononcer une allocution et une prière commune; ensuite les prières furent successivement dites en latin par les prêtres catholiques, en français par le pasteur protes- tant et en hébreu par le rabbin. Puis, avant de retour- ner ensemble à Verdun, ils furent reçus au repas de midi par le curé d'un village voisin du champ de ba- taille. Reconnaissons donc simplement ce fait, d'une évidence brutale : les Allemands qui nous font une guerre si barbare sont retombés en plein paganisme et n'ont plus un seul trait de la religion chrétienne. Cela bien compris, tout devient clair dans leur conduite : d'abord, leurs crimes atroces. Ils ne sont explicables que par le fanatisme religieux. Lorsque la religion, — capable d'élever l'homme jusqu'à l'ange, — l'abaisse au-dessous de la bête par des cruautés inconnues des animaux les plus féroces, elle devient une chose monstrueuse qui n*a point de type dans la nature. Le comble de l'horreur, dans la présente guerre, a été atteint par les violences sur les femmes, com- mises, non par ivresse lubrique, mais systématique- LE DIEU DE L ALLEMAGNE 23 ment et par ordre, et tellement multipliées en Bel- gique et dans les départements français envahis par ces brutes, que le Parlement a dû se préoccuper de modifier nos lois sur l'infanticide et sur l'avorte- ment en faveur des malheureuses victimes qu'on a forcées de devenir mères. Eh bien, ces crimes abo- minables sont tournés par l'idolâtrie germanique à la gloire de lAllemagne et de son faux dieu ; l'hon- neur d avoir pour père un Allemand sanctifie tout, répare tout, et peu s'en faut que les Français ne soient féhcités comme trop bénis du ciel pour cette heureuse augmentation des naissances, — et de nais- sances allemandes, s'il vous plaît ! — sur leur terri- toire dépeuplé : Vous leur fîtes, seigneur. En les croquant, beaucoup d'honneur. Tous les peuples qui aiment leur patrie la veulent grande, prospère, glorieuse. Elle est leur mère, ils sont ses fils. Ils ne soufïriraient pas qu'elle fût dés- honorée. Elle est sacrée pour eux. C'est donc un culte presque religieux qu'eux aussi ils lui ont vouée, comme l'Allemagne. Mais la gloire qu'ils ambitionnent pour leur patrie peut parfaite- ment, ou plutôt elle doit, en bonne et belle doctrine, demeurer pacifique. L'empire qui suffirait à tous les grands pays d'Europe restés dans leur bon sens et que n'a pas piqués la tarentule du délire belli- 24 LES LEÇONS DE LA GUERRE queux, est celui qui s'obtient par les arts de la paix. La conquête que rêve le peuple allemand est brutale, au contraire ; il parle, à la vérité, de cultiver plus lard sur les ruines du monde la « paix germanique » ; mais il veut régner d'abord par le sang, par le fer et par le feu, et il faut croire que cette forme de dorai- nation est bien essentielle aux yeux de ce peuple ; car il est évident qu'il pouvait s'en passer, n'ayant rien à gagner et ayant tout à perdre au changement d'un état de choses extrêmement avantageux pour lui-même et pour tous, dans lequel il n'avait qu'à persévérer, au lieu de bouleverser le monde sans utilité pour lui ni pour personne et de se rendre odieux à toute la terre. Supposons, en efl'et, ce désarmement universel dont un critique ingénieux rêvait, pour l'empereur Guillaume 11 et pour sa plus grande gloire, la géné- reuse initiative : tout pourrait continuer tel qu'au- paravant dans les relations des peuples. Le règne du plus intelligent et du plus habile s'établirait ou s'affermirait pacifiquement par la supériorité de son commerce, de son industrie, de sa science, de ses arts, de sa littérature. La guerre n'apparaîtrait pas seulement comme le plus grand crime contre l'humanité, mais comme la plus inconcevable des sottises, puisque la victoire, ne pouvant rien ajouter de vraiment désirable à l'heureuse fortune d'un État où tout réussit à souhait et progresse, ne pourrait par conséquent que gâter plus ou moins LE DIEU DE L ALLEMAGNE 25 une situation mondiale qu'elle ne saurait rendre meilleure. Au lieu d'être universellement haïe, l'Allemagne se ferait peut-être aimer : il est vrai qu'elle affecte de ne se point soucier de l'amour des hommes et de préférer qu'on la haïsse. Oderint dum metuant. Mais comme elle a la naïveté de s'étonner aussi de la haine profonde que tout le genre humain a pour elle, il est permis de croire que cette aff'ectation d'insouciance n'est pas sincère et n'est qu'une vi- laine grimace enlaidissant encore la face hideuse du monstre. Nous autres Français, nous sommes très vaniteux; mais « nous avons besoin de nous sentir aimés; comme le Français est sociable, la France est so- ciable en tant que nation * ». Le monde nous sait gré de ne pas ressembler aux Boches insolents et rogues ; il nous pardonne sans peine une vanité, légèrement ridicule, qui sait se rendre aimable. « Nous aimons aimer, écrit encore l'auteur des Con- temporains^ sixième série ; nous sommes peut-être le seul peuple au monde qui soit porté à préférer les autres à soi. » Céder ainsi le pas à autrui, c'est d'abord simple courtoisie ; mais cette poli- tesse est aussi une forme de la sociabilité, qui, si elle n'est pas encore l'amour, est au moins l'altruisme, et d'ailleurs nous reconnaissons de 1. Lettre du recleur Thamin aux professeurs et instituteurs mobilisés de VAcadémie de Bordeaux. 26 LES LEÇONS DE LA GUERRE bonne grâce que nous n'avons pas toutes les qua- lités. L'Allemand se déclare avec arrogance supérieur à tous les autres hommes ; s'il l'est réellement en quelque partie, cela ne lui suffit point : il veut que le monde l'avoue. Le besoin d'être proclamé le plus fort et non pas de l'être seulement explique cette fureur de domination brutale qui ne se contente pas de la puissance réelle et qui croit n'avoir rien fait si elle n'ajoute la victoire des armes à l'influence paci- fique. « La domination de la culture allemande, écrivait dans la revue La Paix par le Droit du 25 jan- vier, M. Léon Brunschvicg, professeur àla Sorbonne, telle que l'entendent Guillaume II et ses apologistes, c'est le droit pour un Allemand de nier le droit des autres hommes. » Mais nous, nous reconnaissons franchement tous les droits et nous restons, par excellence, les défen- seurs du droit des peuples. Si grande, si naïve est la bonté française qu'elle risque de devenir l'obstacle principale la seule con- clusion satisfaisante que puisse avoir une guerre telle que celle-ci: l'écrasement complet de la force militaire ennemie. Il est très heureux que nos grands alliés, l'Anglais et le Russe, ne badinent pas ; car nous ne serions que trop enclins à la générosité et à la pitié. Nous reconnaîtrions volontiers à notre adversaire le droit non seulement de vivre, mais de posséder une partie considérable du globe proportionnelle au LE DIEU DE L ALLEMAGNE 27 chiffre constamment accru de ses enfants, propor- tionnelle aussi à la somme de tous les succès qui établissent sa valeur, à l'énergie de sa volonté, à la persévérance de son activité laborieuse. Nous trou- verions juste qu'un congrès de ministres et d am- bassadeurs, réunis autour d'un tapis vert, revisât la carte de l'Europe et de ses colonies et cherchât quelle satisfaction l'on peut donner au légitime besoin qu'a l'Allemagne de loger quelque part sa population débordante. Malheureusement, les transactions ordinaires de la diplomatie sont illusoires et vaines avec un ennemi sans foi qui ne reconnaît d'autre droit que celui de la force. Nous savons trop qu'on ne peut pas compter sur lui pour tenir sa parole et pour respecter sa signature. Il faut donc absolument le terrasser d'abord et le réduire, par la ruine de sa force militaire, à l'impuissance de se relever. Si l'Allemagne a en elle un invincible ascendant, elle restera, même écrasée, Téducatrice du genre humain, comme le fut la Grèce antique. Alors, les quatre-vingt-treize signataires du honteux manifeste, voyant son empire abattu, pendant que sa science et son génie continuent d'éclairer le monde, compren- dront où est la vraie vie : ils restitueront à l'intelli- gence la royauté qu'ils avaient niée dans un accès d'orgueil intoxiqué par l'ivresse des « grandeurs de chair », comme les appelait Pascal. Et l'on pourra peut-être croire à leur repentir. 28 LES LEÇONS DE LA GUERRE Hier encore, un de nos plus graves historiens, dans lequel la guerre a révélé un homme d'ardente passion, avouait Timpossibilité qu'il sentait en son cœur de haïr et de mépriser l'Allemagne à jamais : L'Allemagne est victime depuis quelques mois d'une de ces crises de démence orgiaque que les dieux dé- chaînent sur les individus et les peuples enivrés par une trop constante fortune. Dans cette folie sanglante, dont furent jadis la proie les Caligula et les Néron, la nation allemande s'est souillée de crimes abominables, de hontes inexpiables, qu'elle-même ne se pardonnera pas quand elle aura échappé au délire qui l'étreint. Terribles sont les blessures qu'elle nous a faites et que sa frénésie voudrait incurables; cruelles sont les dou- li'urs que nous souffrons par elle. Mais nous ne souf- frons guère moins de ce pitoyable avilissement d'une nation qui a tenu si longtemps une place d'honneur dans l'humanité et qui, apostate et félonne, abjure le credo qui lui avait un moment valu la maîtrise des esprits ^. On se relève assez aisément de toutes les défaites. Il est plus difficile de réparer l'honneur d'un peuple convaincu de mensonge, de traîtrise et de cruauté lâche et qui n'oppose aux accusations les plus soli- dement établies que dimpudentes négations des faits ou une cynique apologie du droit de la force. Laquelle de ces deux conduites est la plus indigne 1. Ernest Dbnis, professeur à l'Université de Paris, la Guerre, causes immédiates et causes lointaines. L'intoxication d'un peuple, p. Vïii. LE DIEU DE L ALLEMAGNE 29 d'un honnête homme : nier le mal qu'on a commis ou essayer de le justifier? Je crois que le sophisme est pire que le mensonge ; car îout mauvais cas est niable et les hommes ont toujours menti ; mais, avant 1914, s'il y avait eu déjà des professeurs d'ini- quité, on n'avait pas encore ouvertement prêché la doctrine exécrable qui non seulement absout, mais glorifie les plus outrageuses violations du droit. Une lettre de l'alphabet, qui n'est pas d'un très fréquent usage, fait fortune en France depuis la guerre, comme si nous avions senti le besoin d'une graphie inusitée pour des mœurs, des idées, des sentiments nouveaux et extraordinaires : c'est la lettre k. Depuis le fameux pain K K, rappelant par méto- nymie les déjeuners d'Ezéchiel dont s'égayait l'irré- vérence de Voltaire, jusqu'à la Kultur allemande, qu'il est devenu si nécessaire de mettre expressé- ment à part de la culture française, dont elle est la formelle contradiction, cette lettre insolite triomphe, et le Kolossal est la seule espèce de grandeur que conçoive et que sente le Boche lourd et grossier. Car pourquoi, au nom du ciel, les envahisseurs de la Marne s'acharnent-ils stupidement à bombarder et à détruire la cathédrale de Reims, si ce n'est pour « faire du Kolossal » en terrifiant la malheu- 30 LES LEÇONS DE LA GUERRE reuse ville, et en continuant d'étonner le monde qui n'y comprend rien? Les Allemands, sacrilèges des- tructeurs de la beauté, sont de doctes théoriciens de l'art ; ils savent que deux choses embellissent le crime : son énormité et son inutilité. Ils ont profon- dément réfléchi sur ce paradoxe de Schiller: « Celui qui s'abaisse par une vilenie peut se relever par un crime et se rétablir ainsi dans notre estime esthé- tique. » L'horreur sacrée que la religion entretient leur a quelque temps servi pour faire régner Tépouvante. Mais une théologie si gothique ne peut plus durer, elle a vécu. Le temps est proche où sa ruine accom- pagnera celle du despotisme militaire, et l'Alle- magne rendue à la liberté et à la raison reléguera au musée des curiosités de l'histoire ces deux idoles surannées, sanguinaires et grotesques : le Kaiser et son dieu. III LA LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE Les bons esprits ordinaires qui ne se piquent pas de métaphysique ont toujours tenu pour très suffi- sante la réfutation du paradoxe de Zenon ou de Par- ménide — que le mouvement est une illusion — par le geste de cet homme simple qui se leva, marcha et dit : « Vous voyez bien que le mouvement est chose réelle, je bouge! » La philosophie au goût du jour est d'accord avec le sens commun pour admettre en général la doc- trine de la liberté humaine; et Tépreuve de la pré- sente guerre confirme avec éclat une thèse chère à la plupart des métaphysiciens nouveaux comme à tous les vieux moralistes. La démonstration expéri- mentale de cette vérité resplendit d'une telle évi- dence que l'homme sensé a honte non seulement des sophismes qui s'amusent k la mettre en ques- 32 LES LEÇONS DE L\ GUERRE lion, mais des bonnes raisons qui perdent leur temps à la prouver par des discours. Notre vie tout entière pourrait s'écouler sans que rien nous révélât notre liberté morale, si elle poursuivait dans une tran- quille régularité un cours uniforme et prévu; les surprises terribles, les violentes secousses d'une existence subitement bouleversée sont pour l'âme de si salutaires réveils, et la guerre est une cause si ancienne, si constante, si utile, à ce qu'il semble, de ces révolutions soudaines, que des sages ont pensé qu'il fallait voir en elle un de ces maux néces- saires qui deviennent des biens par la quantité égale ou dominante d'avantages moraux qui s'y mêlent et en compensent l'horreur. (( La guerre, écrit William James dans son célèbre livre de V Expérience religieuse^, réclame de tels res- sorts d'énergie qu'il paraît impossible d'en trouver l'équivalent dans d'autres emplois de l'activité hu- maine. Les privations, la faim et la pluie, la dou- leur et le froid, la puanteur et la saleté cessent d'exercer sur nous leurs inhibitions coutumières. La mort devient un accident banal ; tout l'empire qu'elle exerce ordinairement sur notre esprit pour nous détourner d'agir s'évanouit comme un rêve. » Et ici le philosophe américain pose une question trou- blante, bien faite pour déconcerter les penseurs de bonne foi qui sont obligés de reconnaître que la 1. Traduction française de Frank Abauzit, p. 314. LA LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 33 guerre a da bon et cependant ne peuvent que la détester comme le plus grand crime de l'homme et sa plus grande folie : « la guerre, cette organisation monslrueuse de la déraison et du crime, serait elle donc notre seule école d'héroïsme, notre seul rem- part conlre la mollesse et la lâcheté? » William James se demande si peut-être la pau- vreté librement acceptée ne constituerait pas pour l'homme épris d'héroïsme et de sacrifices sublimes un idéal capable de remplacer les vertus de la guerre? J'ai souvent pensé que dans le culte de la pauvreté, ce vieil idéal monacal, en dépit dupédantisme qui l'in- festait jadis, il pouvait y avoir quelque chose comme cet équivalent moral de la guerre... La vie héroïque et ardue ne pourrait-elle se réaliser par la pauvreté libre- ment acceptée? Sans brillants uniformes, sans clairons ni tambours, sans les applaudissements de la populace en délire, sans mensonges, sans phrases, la pauvreté ne serait-elle pas le véritable héroïsme? Quand on voit à quel point la richesse constitue l'idéal unique qui pénètre jusqu'aux moelles notre génération, on se de- mande si la restauration de l'ancienne croyance que la pauvreté a vraiment une valeur religieuse ne nous donnerait pas cette transmutation du courage militaire, cette réforme spirituelle dont notre époque a tant besoin? Il est hors de doute qu'un renoncement tel que celui de saint François d'Assise vaut tous les sacri- fices qu'un soldat peut faire à sa patrie et trempe 3 34 LES LEÇONS DE LA. GUERRE l'homme à toute épreuve non moins solidement que le baptême du sang et du feu ; mais, n'étant point obligatoire, ce renoncement est rare. C'est un su- blime d'ordre aristocratique, je veux dire réservé au très petit nombre. Il n'y a pas de conscription pour enrôler tous les citoyens au service des pauvres ; seule, une élite de volontaires composera l'armée. Et encore, dans une armée de volontaires, on pourra toujours, comme dans une armée de conscrits, compter sur un entraînement par l'exemple, qu'il serait chimérique d'attendre d'un enrôlement « sans brillants uniformes, sans clairons ni tambours », en l'honneur d'une vertu aussi humble que le culte de la pauvreté. L'espèce d'activité qui remplace le moins imparfaitement le service mihtaire, c'est sans doute celle du missionnaire chrétien en pays païen, avec sa vie d'aventures, de privations et de périls ; mais là encore, comme il n'y a point d'obligation, il ne saurait y avoir une école de vertu pour la généra- lité des hommes. Il est bien possible, après tout, qu'aucune disci- pline ne vaille celle de la guerre, que les actes de courage, d'endurance et d'abnégation qu'elle im- pose restent supérieurs en valeur morale à tout ce que l'on pourra leur comparer : est-ce une raison suffisante pour souhaiter la durée sans fin d'un si désolant fléau ? Parce que la peste a suscité des dé- vouements sublimes, fallait-il conserver la peste? Eterniser la guerre, parce qu'elle a été la fx'équente LA LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 35 occasion des plus belles vertus, serait aussi peu rai- sonnable que de vouloir éterniser les incendies — si l'on trouvait le secret de les éteindre instantané- ment — par cette considération que les pompiers furent souvent des héros. Non, les vertus qu'elle dé- veloppe ne rendent point la guerre admirable en dernière analyse, ni désirable à aucun titre. Elle reste « un tissu de péchés, un état contre nature, où l'on recommande de faire comme belle action ce qu'en tout autre temps on commande d'éviter comme vice ou défaut, où c'est un devoir de se réjouir du malheur d'autrui, où celui qui rendrait le bien pour le mal, qui pratiquerait les préceptes évangéliques du pardon des injures, du goût pour l'humiliation, serait absurde et même blâmable^ ». Si d'ailleurs la guerre est une belle chose, comme le disait plaisamment ou sérieusement Rabelais en ; jouant sur le mot hélium^ si elle est d'institution divine, si elle est simplement une condition du pro- grès ou plus simplement encore « le coup de fouet qui empêche un pays de s'endormir », c'est quand elle a pour objet la défense de la patrie, « le repous- sement de l'ennemi en belle et mirifique ordon- nance » ; il est clair que ce n'est pas quand ses prouesses dégénèrent « en briganderies et méchan- cetés ». 1. Renan, première lettre à Strauss, dans les Débais du 16 septembre 1870. 36 LES LEÇONS DE LA GUERRE Les criminelles violences et surtout les fourberies, les trahisons, les parjures, les mensonges incessants d'un ennemi odieux ont déshonoré la guerre. Elle n'est plus ce qu'elle était du temps où Hérodote souhaitait qu'on essayât d'abord d'arranger les dif- férends des nations par voie parlementaire ; puis, s'il était prouvé que la guerre est inévitable, que l'on choisît d'un commun accord un champ de ba- taille où les adversaires pussent se rencontrer en se faisant, de part et d'autre, le moins de mal possible. Ces égards réciproques paraissent un peu bizarres entre ennemis. Sans conteste, il est illogique de ménager la puissance qu'on voudrait détruire. La logique, n'est-ce pas de lui faire, au contraire, le plus de mal possible et, par conséquent, de ne rien res- pecter, ni les droits du vaincu, ni sa faiblesse, ni l'honneur du vainqueur, ses serments et sa foi, ni l'opinion publique et la conscience du genre hu- main ? Mais tant de brutalité crie vengeance et ne reste pas impunie. La justice qu'on n'a point rendue de bonne grâce, il faut finir par la rendre de force, cent fois plus dure pour celui qui paie et plus chère. Nous avons bien dit, mais pas encore assez, on ne répétera jamais trop que la guerre à V allemande, par l'énormité de ses sophismes et de ses paradoxes, est quelque chose d'inouï, de non vu encore en aucun siècle civilisé, d'entièrement nouveau, qui aurait étonné les Barbares eux-mêmes, scandalisé toute LA LIBERTÉ HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 37 l'antiquité tant païenne que chrétienne, et choqué jusqu'au fond de l'âme la vieille Allemagne d'abord. Le compromis précieux, l'illogisme qu'on appelle les lois de la guerre est le fruit béni de la civilisation qui, en attendant que la guerre prenne fin, s'est honnêtement appliquée à en adoucir l'atrocité. La Kultur germanique, au contraire, en élevant le droit de la force et de la conquête par-dessus toutes les considérations d'humanité et de justice, nie les lois de la guerre en fait et en doctrine ; car on sent bien que, lorsqu'elle en parle, elle s'en moque et n'y croit pas, ne faisant grand tapage de ce qui est pure niaiserie à ses yeux que s'il s'agit de pousser les hauts cris contre des belligérants qui violent à son dam ces lois bienfaisantes. Quand toute l'Europe civilisée dénonce d'une seule voix la barbarie allemande, elle n'outre rien, elle ne déclame pas, elle dit l'exacte vérité et se sert, avec une propriété rigoureuse, du terme le plus juste. Il est piquant que les doctrinaires de la barbarie soient aussi les théoriciens de la Kultur, si bien que ces mots deviennent synonymes et qu'on peut les substituer l'un à l'autre : après tout, il ne s'agit que de s'entendre ; on prête à tous les termes du dictionnaire le sens que Ton veut, si l'on a soin d'abord de les définir. Dans notre langue, le 6ar6are est proprement celui pour lequel la civilisation est nulle et non avenue, et par civilisation nous avons toujours entendu en 38 LES LEÇONS DE LA GUERRE France l'humanité, la politesse, la douceur des ma- nières, des mœurs et des âmes. Qu'est-ce que la Kul- tur allemande ? C'est, en deux mots, l'empire de l'Allemagne sur l'univers, obtenu par la force et par tous les moyens. (On n'exige pas que les moyens soient malhonnêtes, mais rien n'est moins requis que leur innocence et ils peuvent être abominables si le succès, si le triomphe de l'idole les justifie : Deutschland ûber Ailes.) La conscience de combattre pour la civilisation, l'humanité, la liberté, le droit, contre la brutale Kultur, voilà ce qui a donné à la France et à ses alliés, dès le commencement de la guerre, une force continuellement grandissante ; l'appétit de conquête et de domination, — vertu barbare, — est un stimu- lant d'ordre très inférieur ; or c'est le seul que notre ennemi ait eu pour l'exciter et le soutenir jusqu'au jour où, son ambition scélérate de la première heure étant déçue et ses grands rêves ruinés, il s'est aperçu qu'il combattait, lui aussi, pour son existence. Dès lors il aurait pu gagner des sympathies s'il ne s'était misérablement aliéné l'estime du monde par tous ses crimes et s'il n'avait pas eu la sottise d'afficher un tel mépris des conventions sur lesquelles les Etats sont fondés et subsistent, que désormais ils ne peuvent plus avoir d'autre garantie de leur sécurité que son anéantissement. LA. LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 39 De part et d'autre, des Etats neutres comme des pays belligérants et de tous les côtés, on se demande avec angoisse « quand finira cette horrible guerre? » Elle ne finira pas, si aucun des deux champions ne veut céder et ne peut céder. On ne cède pas, on meurt, on tue, quand on lutte pour la vie. Cependant, à ce qui est logiquement sans issue, une catastrophe heureuse peut toujours apporter une brusque solution. La crise qu'il semblerait le plus rationnel d'espé- rer serait une révolution politique de l'Allemagne. Mais on nous avertit que cette espérance est une chimère. Nous avons dû abandonner tout d'un coup les illusions que le parti socialiste nous avait laissé trop vite concevoir. L'esprit monarchique estdevenu incompréhensible aux Français; ils ne peuvent plus que le constater çà et là, comme une monstrueuse survivance, comme un phénomène mystérieux. A nous, révo- lutionnaires dans l'âme, qui avons fait la grande Révolution, sans parler de cinq ou six autres, la soumission absolue à un prince, quel qu'il soit, paraît le dernier degré de la bassesse et de la ser- vilité. Mais, pour l'Allemagne, la fidélité au Kai- ser est inébranlable, sacrée, parce que c'est une religion. L'idole allemande, nous l'avons vu, s'incarne en lui. Comme cette idole est la férocité même, sa 40 LES LEÇONS DE LA GUERRE règle unique est la conquête par le fer, le feu et le sang... Maissans nous griser d'hyperbolesfuribondes, continuons simplement de citer le très grave et très docte historien Denis : Tous les Allemands ont la certitude absolue de la valeur éminente de leurs soldats, de la perfection in- comparable de leur armement, de l'excellence de leur préparation, des inépuisables richesses de la nation... Cette horreur sacrée de la guerre, cette religion de la pitié, ces angoisses qui nous étreignent le cœur quand nous songeons aux champs de carnage, au blessé qui attend, en sentant s'écouler sa vie, le secours qui n'ar rive pas; au paysan dont la maison s'écroule dans les flammes, l'empereur et ses féaux ne les partagent pas, ne les comprennent pas... Rien dans les manifestes al- lemands ne nous inspire plus d'indignation et de dé- goût que les sacrilèges invocations au Dieu des armées. Hypocrisie calculée? Profanation réfléchie de Tidée re- ligieuse? Pas le moins du monde. Le Kaiser est bien, à ses propres yeux et aux yeux de ses sujets, le servi- teur du Très-Haut et le fléau de Dieu. Seulement, le Dieu qu'il invoque est une divinité implacable et san- guinaire qui réclame des holocaustes et se réjouit aux clameurs d'angoisse des victimes pantelantes... Peu leur importe de marcher dans le sang jusqu'aux che- villes, ils n'ont de regards que pour la Sion céleste, l'Allemagne triomphante vers laquelle ils s'avan- cent ^ Deutschland iiber Ailes : nous répétons à satiété ce refrain odieux; il le faut bien, car il explique 1. La Guerre, p. 197. LA LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE U tout : rentètement de TAIIemagne dans sa soif de domination universelle, l'indifférence aux crimes qu'elle doit entasser les uns sur les autres pour ac- complir ce rêve, et son attachement inviolable au despotisme militaire qui a promis de lui en fournir les moyens. La folie collective de ce grand peuple n'est d'ail- leurs peut-être qu'un très grave accès de mégalo- manie ; il n'est pas prouvé que ce soit un mal con- stitutionnel. Ce serait calomnier Kant et Luther que de faire remonter jusqu'à eux les origines d'un tel délire. On sait assez que le cosmopolitisme de Gœthe est le contraire même du pangermanisme. « Ce n'est pas toi, ma patrie, écrivait Klopstock, qui as escaladé le pic de la liberté; cette noble tâche a été réservée à la France ^ » Fichte, rempli de l'esprit de la Révolution française, disait dans ses Discours à la nation allemande : « Il faut élever une génération qui honore dans sa patrie Téternelle humanité et qui engage le combat contre la pensée absurde et détes- table de la monarchie universelle ^. » La France, infidèle à la mission qu'elle s'était attribuée en 1789, s'étant asservie à la tyrannie militaire de Napoléon, Fichte ambitionnait pour son pays l'honneur d'être, à la place de la France, le héraut de la vraie liberté et d'apporter au monde la bonne nouvelle de l'avè- 1. Cité par M. G. Gkand-Cauteukt, la France jugée par V Al- lemagne. 2. Denis, ouvrage cité, p. 297. 42 LES LEÇONS DE LA GUERRE nement du droit des peuples. Il craignait que la guerre de i8i3, au lieu de rester la guerre nationale qui assurerait au peuple allemand la possession déli- nitive de son indépendance politique, ne dégénérât en une guerre despotique et dynastique ^ » — Bis- marck lui-même, le fondateur de l'empire allemand, voulait « rendre la maison habitable » et, pour cela, la mettre d'abord en garde contre une ambition rui- neuse. Il conseillait donc à ses compatriotes de res- ter insensibles aux conseils d'un imprudent orgueil et de ne pas faire de leur victoire un tremplin pour s'élancer à la conquête du monde. « Notre unité une fois établie dans les limites possibles, mon idéal a tou- jours été de nous concilier la confiance des grandes puissances comme des puissances secondaires de l'Europe... Or, pour gagner la confiance, il faut avant toute chose de l'honnêteté, de la franchise et un esprit de concihation... ^ » La soumission d'un chien battu est belle à sa manière. Le culte des Allemands pour un prince aussi peu digne d'adoration que leur empereur a ren- contré hors de l'Allemagne des badauds qui l'ont admirée; en Allemagne, Zeppelin seul et Krupp sont les objets d'une pareille idolâtrie. Mais, de même que 1. Revue de la Paix par le Droit, 25 décembre 1914. 2. Le Centenaire de Bismarck, dans le Temps du 2 avril 1915, à propos de la centième année de sa naissance. LA LIBERTÉ HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 43 William James déclarait incompréhensible la men- talité du parfait catholique qui asservit son intelli- gence à celle d'un autre homme, le peuple français ne peut rien comprendre au fétichisme impérial de la nation allemande. On a expliqué ce fétichisme en disant qu'elle se reconnaît dans son Kaiser : je ne lui en fais pas mon compliment; mais il est trop vrai que la dureté morale et intellectuelle du « Boche » est la même chez le maître et chez les sujets : obsti- nation dans le mensonge chez l'un, obstination dans l'aveuglement chez les autres. Peut-on indéfiniment pardonner aux imposteurs qui ont abusé de notre bonne foi pour nous tromper grossièrement? Il reste bien étrange qu'une nation éclairée ait si longtemps accepté que sa presse offi- cielle lui fit prendre des vessies pour des lanternes et croire à des bourdes aussi absurdes que la neu- tralité de la Belgique violée par la Belgique elle- même, l'édifiante répugnance des deux empereurs débonnaires à prendre les armes, la contrainte qu'ils ont dû subir en gémissant, et le caractère prétendu défensif d'une guerre de domination et de conquête si manifestement offensive que l'Italie, aux termes de son traité d'alliance, était en droit de ne point suivre l'Autriche et l'Allemagne. Mais la vérité com- mence enfin à se faire jour et l'on peut espérer que le réveil de la nation bercée et bernée sera plein de colère. Nous aussi, en France, nous avons eu et nous con- U LES LEÇONS DE LA GUERRE tinuons d'avoir notre réveil ; mais c'est un réveil moral dans lequel notre conscience s'est ouverte avec nos yeux; où, endormis et trompés par nous seuls, nous avons reconnu notre erreur spontané- ment. L'humeur indépendante et fîère d'un peuple d'hommes libres s'oppose, comme le jour et la nuit, à la raideur mécanique des Boches, « toujours au port d'armes et les pieds joints, un caporal à droite, un caporal à gauche », disait Victor Cherbuliez. Mais l'admirable discipline des Français, telle qu'elle s'est révélée au monde étonné, depuis le mois d'août, n'a rien d'un mécanisme. On a dit avec raison que l'histoire n'offre pas de spectacle plus magnifique que celui de la France désemparée se redressant, en 1870, à la voix de Gambetta et levant une armée de conscrits impro- visés, capables de culbuter du premier coup les vieux régiments de von der Tann. Rien ne fut jamais plus beau, à coup sûr; mais aujourd'hui nous assistons à quelque chose de plus extraordinaire : le général Joffre devenu un artisan de victoire française par les méthodes lentes de Fabius Cunctator et chan- geant la furla francese en calme et en patience ! Aucun miracle de la liberté morale ne pourra pa- raître impossible à la génération qui fut témoin de cette transformation merveilleuse. J'ai vu, il y a un demi-siècle, les illuminations folles, j'ai entendu les hourras délirants, les cris des braillards avinés : « a Berlin ! à Berlin ! » Et j'ai vu, il y a huit mois, LA LIBERTÉ HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 4-5 après l'échauffourée de Mulhouse, un Français de mon âge se désoler amèrement et perdre tout espoir, persuadé qu'il allait revoir, après quarante-quatre ans, une répétition de cette extravagance. Quelle surprise nous avons eue! La France prête et organisée, la France grave et sérieuse, ferme, énergique, résolue, pleine de confiance en son chef militaire, acceptant de lui la consigne inouïe non de se précipiter en avant, mais d'attendre... que dis-je? consentant même (chose la plus difficile de toutes) à reculer ! Il y eut, dans cette métamorphose, je ne dis pas une révolution radicale de notre caractère (les peu- ples ne changent pas ainsi de fond en comble), mais une évolution, une réforme profonde qui était la victoire de la volonté libre sur Tinstinct naturel et de rhomme renouvelé sur le vieil homme. Les symp- tômes frappants de cette régénération morale sont : le respect de l'autorité; le mépris des apparences vaines, trop longtemps préférées à la réalité solide; l'indifférence au panache et à la gloriole. Le spectacle des belligérants avec qui ou contre qui nous combattons nous a été très utile, soit pour nous faire admirer et imiter les vertus qui les re- commandent, soit pour nous dégoûter de leurs vices ou de leurs sottises. — L'insubordination, par exemple, qui n'est pas une qualité louable malgré sa ressemblance extérieure avec l'indépen- dance, a toujours rencontré l'indulgence des Fran- 46 LES LEÇOISS DE Lk GUERRE çais, au point de leur rendre le voleur beaucoup plus sympathique que le gendarme, et l'on sait de quel cœur garçons et fillettes battent des mains sous l'œil complaisant du père de famille, quand le commis- saire de police est rossé par Guignol. Les Anglais, ici, peuvent nous instruire. En Angleterre, c'est aux représentants de la loi et de l'autorité que va la sympathie du public. « Là, le policeman est populaire; là, quand il y a conflit entre un contrevenant et un policeman, c'est au policeman que le public est enclin à prêter main forte, non par bassesse et lâcheté, bien au contraire, mais par élévation d'esprit et de caractère. Là, en effet, le public sait et sent que la loi est faite dans son intérêt, et que le défenseur de la loi est donc le propre défenseur du public. Chez nous, les hommes instruits savent cela, mais ils ne le sentent pas^. » L'esprit de corps, qui rend solidaires tous les citoyens comme tous les soldats, s'est très heureu- sement substitué chez nous à un excès d'indivi- dualisme qui risquait d'entraîner une désorgani- sation de nos forces. Les héros de cette grande guerre sont généralement obscurs; leurs noms sont à peine connus du public; à l'exception presque unique de Joffre, aucun capitaine vraiment popu- laire n'a surgi. Si ce grand homme n'était pas le 1. G. IzouLET, la Cité moderne. Cité par Mlle Troufleau, directrice du lycée de jeunes filles de Brest, dans sa Mo- rale pratique, p. 396. LA LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 47 plus modeste des serviteurs de la patrie et le plus honnête des républicains, ce superbe isolement du généralissime aurait pu devenir un danger pour TEtat. Jamais on n'avait vu tant de chefs dignes de gloire accomplir leur devoir si simplement, dans un si vertueux et si patriotique effacement de leur propre personne. Que 1 on n'aille pas croire que ce soit l'Allema- gne, malgré sa forte discipline, dont les leçons et l'exemple nous auraient appris à rester dans le rang. L'esprit d'abjection et de servilité que la hiérarchie tudesque maintient durement, à tous les degrés de l'organisation sociale et militaire, est le contraire de notre libre égalité démocratique et républicaine. La hauteur insolente des officiers teutons en face de leurs hommes, la brutale inégalité de traitements, d'égards, de confort, de nourriture, qu'ils trouvent juste et tout naturel de maintenir entre eux et les simples soldats, est un sujet de continuel étonne- ment pour notre bonté simple et familière. Les castes survivent dans ce pays resté si antique et si ar- riéré, malgré toute sa « culture », et Taristocratie guerrière y est d'une autre essence que le reste de l'humanité. La mobilité d'humeur si souvent reprochée aux Français est quelquefois un bien; car c'est ce qui les rend capables, en changeant, de s'amender et de s'améliorer. Les Boches ne changent pas, parce que, en dépit du préjugé de toute l'Europe et de leurs 48 LES LEÇONS DE LA GUERRE orgueilleuses prétentions, ils sont dépourvus à un degré incroyable de la faculté critique, dont ils s'at- tribuent complaisamment une dose exceptionnelle, mais qui leur fait défaut non moins que la culture proprement dite. S'ils avaient plus de sens critique, ils compren- draient d'abord que ce mot de culture^ dont ils font un si étrange abus, est celui qui convient le moins pour définir Tespèce de supériorité à laquelle ils prétendent. Appelez-la science, insiruction, connais- sances, savoir, etc.; donnez-lui tous les noms qui expriment qu'on est muni, pourvu, équipé et armé jusqu'aux dents; mais, au nom des Grâces et des Muses, ne confondez pas la culture avec un amas informe de notions sur tous les sujets. La science, quand elle est seule et sans le correc- tif des belles-lettres, peut fort bien laisser Thomme dans l'état de barbarie et même Ty induire et ne faire de lui qu'un barbare. Oh ! la vilaine chose et la méchante bête qu'un savant qui n'est que savant I Mais cultiver son esprit, c'est le civiliser, l'affiner, le polir, l'orner de grâce et de sagesse, et l'instrument par excellence de la culture, ce sont les humanités. Les Allemands sont les initiateurs d'une pédagogie toute contraire à notre tradition nationale, que notre naïf engouement s'était mis à imiter depuis 1870 et qui remplace les vieilles humanités par V érudition, chose lourde, ennuyeuse, pédantesque, indigeste, hérissée, déplaisante comme un fagot d'épines. LA LIBERTÉ HUMAINE RÉVÉLÉE PAR LA GUERRE 49 Si la suffisance des Allemands qui ont le front de s'adjuger une culture supérieure est entièrement fausse, leur réputation de savants incomparables est extrêmement surfaite. C'est ici la peine de citerencore un passage un peu long du beau livre de M. Denis, car je crois le jugement assez inattendu de la plupart de mes lecteurs et personne n'était mieux qualifié que ce savant professeur d'histoire pour réfuter la légende de l'incomparable science historique des professeurs allemands : Rien ne m'a jamais paru plus singulier que l'aveugle crédulité avec laquelle nombre de badauds respecta- bles, en France ou à l'étranger, prenaient au sérieux l'école historique allemande. Très jeune encore, j'ai été guéri de mes illusions à cet égard par mes études sur la Bohême ; il m'a été alors donné de saisir sur le vif les procédés étranges de cette érudition qui se couvre de prétendues méthodes scientifiques et fait parade d'impartialité pour fausser les documents les plus clairs, altérer les textes ou tirer les conclusions les plus extravagantes des données qu'elle est forcée d'admettre. Nulle part n'apparaissent mieux les consé- quences de ce sentimentalisme passionné qui carac- térise les Allemands. Le fanatisme n'est en somme que la volonté frénétique d'imposer aux autres une convic- tion que l'on est incapable de démontrer : crédite quia absurdum. De là la tendance à ergoter, le goût de la subtilité, la facilité éprendre au sérieux des arguments dont l'inanité réelle saute aux yeux des moins perspi- caces, en un mot l'habitude inconsciente et comme le besoin du mensonge. Nulle part l'esprit critique n'est moins développé qu'en Allemagne, parce qu'il a pour 4 50 LES LEÇONS DE LA GUERRE condition la défiance de nous-mêmes, la surveillance constante de notre volonté sur nos instincts, la per- pétuelle maîtrise de soi... Jamais un savant d'outre- Rhin ne sentira que certaines affirmations, par leur puérilité et leur invraisemblance, le compromettent et le discréditent. Ce n'est pas une métaphore de dire que leur foi les aveugle. Avec une assurance décon- certante, ils continuentà soutenir que les Belges ont at- taqué Tempire, que nos francs-tireurs crèvent lés yeux àleursblessés et que la cathédralede Reims est intacte. — Mais cependant les photographies? - Due signi- fient des photographies ! N'est-il pas avéré que les Alle- mands ont été choisis par Dieu pour accroître la beauté de la vie, que ce sont leurs artistes qui ont élevé les cathédrales gothiques, qu'aucun peuple n'a un senti- ment religieux aussi intense et aussi pur ? Donc il n'est pas possible que nos soldats aient commis les forfaits et les actes de vandalisme qu'on leur attribue*. Le manifeste des 98, avec son fameux refrain : (( Il n'est pas vrai que... » est un monument sans pareil et de Tincapacité critique et de la mauvaise foi d'intelligences instruites et même cultivées, que leur profession destinait à distinguer le vrai du faux et qui, par aveuglement volontaire, les confondent. Quand un homme est capable de reconnaître ses erreurs, rien n'est irrémédiablement perdu ; il peut changer et s'améliorer : l'infatuation obstinée du Boche le rend immobile et immuable comme la borne d'un vieux chemin. 1. La Guerre, p. 254. LA LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 51 Ily a, me dit-on, une « leçon delà guerre » que l'en- nemi peut très utilement nous donner et que nous ferions fort bien d'apprendre de lui : c'est l'applica- tion, à son égard, d'une justice rigoureuse qui sache être inflexible et inexorable. Oui, reconnaissons que nous sommes trop bons et que cet excès de bonté peut avoir des inconvénients sérieux. La générosité, remarquait Henri Heine, une facilité puérile à par- donner, à oublier les offenses, forme un trait fonda- mental du caractère des Français, qui doivent cette vertu surtout à leur manque de mémoire ; les Alle- mands, eux, se rappelleront éternellement l'incendie du Palatinat. Nous avons en ce moment à Bordeaux des prison- niers allemands, officiers et simples soldats : les sol- dats sont traités et nourris comme les nôtres, c'est bien; mais on soigne les officiers aux pâtés de foies gras, aux truffes et au vin de Champagne : c'est une sottise et un péché. Très persuadés que cela leur est dû, les ingrats ne nous ont aucune recon- naissance, ils se moquent de nous, ils méprisent des ennemis assez naïfs pour se figurer que nos prison- niers sont l'objet, en Allemagne, des mêmes atten- tions délicates et des mêmes distinctions. Les Allemands croient que nous ne leur tiendrons pas rigueur, parce que la dureté répugne à notre nature : c'est vrai, nous aimerions mille fois mieux 52 LES LEÇONS DE LA GUERRE être humains. Mais ce qu'on ne fait pas spontané- ment, on peut rapprendre et l'imiter; on peut, au moins, faire les gestes qui conviennent aux senti- ments que Ton n'éprouve pas. C'est une règle élémentaire en pédagogie, qu'il faut savoir punir et sévir sans haine et même avec amour, et en aimant d'autant plus que l'on châtie avec une sévérité plus pénible et plus courageuse... Mais non, ne parlons pas d'amour; nous n'avons pas à faire l'éducation de ces cœurs de pierre; leur per- fectionnement moral nous est assez indifférent, et la sublimité évangélique seule nous commande de les aimer. Ce que nous devons simplement observer à leur égard, c'est toute la justice et toute la prudence que l'expérience et la sagesse humaine conseillent. Point de représailles proprement dites, cette ven- geance du faible qui consiste à rendre le mal pour le mal sans utilité et pour le seul plaisir de la ven- geance; mais que la réparation du mal que les méchants ont fait soit complète et plus que com- plète ! Car ce n'est pas assez que ces voleurs rendent tout l'argent qu'ils ont pris et tous les territoires : ils devront payer l'amende, et les intérêts, et les ruines, et les morts, et les tortures, et les deuils, et le sang versé... mais cela ne se paie pas, et aucune indemnité de guerre ne sera jamais assez écrasante. Plaie d'argent n'est point mortelle, d'ailleurs; on en guérit, et une bonne saignée peut faire le plus grand bien. Rien ne serait plus salutaire aux Boches LA LIBERTÉ HUMAINE RÉVÉLÉE PAR LA GUERRE 53 (je le dis sans aucune ironie) que l'épreuve de la pau- vreté, — si bienfaisante aux yeux de William James qu'il propose, nous l'avons vu, d'en substituer le culte à celui des vertus guerrières; rien de meilleur pour ces vainqueurs superbes que l'épreuve de la défaite, de l'humiliation, de la famine, du pain amer et des larmes sanglantes. Mais peu nous importe, encore une fois, que leur pénitence les améliore; l'intérêt de notre propre honneur est le seul que nous ayons à considérer; c'est à cause de nouSy ce n'est pas pour eux qu'il faut nous garder jalousement de toute tache qui souillerait notre victoire. On ne nous verra donc point faire à l'ennemi ce que nous lui reprochons de nous avoir fait. Nous voulons con- server la gloire d'être le seul peuple qui combatte non pour la conquête d'une terre, mais pour le ser- vice d'une idée ou, comme on dit en langage chré- tien, pour le règne de Dieu. Si la fortune des armes nous donnait un tel avan- tage que l'ancienne ambition chauvine d'un agran- dissement de la France jusqu'au Rhin devînt réali- sable, pas un Français honnête et sensé n'aurait à se débattre contre cette tentation, car pas un n'y serait même accessible. Personne en France — je dis : personne de sensé et d'honnête — ne refera plus les vieux rêves d'un temps à jamais aboli où déposséder le voisin par la force des armes était le premier et le dernier but de toute nation capable de guerroyer. Si jamais la France s'annexe un territoire, ce ne 54 LES LEÇONS DE LA GUERRE sera qu'avec le libre consentement de la population annexée. La haine, a dit Spinoza, engendre la haine à l'in- fini. On peut reprendre par la violence, si l'on est momentanément le plus fort, une province limitrophe que l'on a perdue ; mais comment espérer que ce continuel recommencement de guerres interminables en puisse être la fin ? La reconnaissance pacifique du droit pourra seule fonder une paix définitive. Au mois de février 1871, Victor Hugo avertissait, avec une ferme raison, les Français toujours trop pressés d'oublier et de pardonner : . . . Mettons-les sous nos pieds, puis tendons-leur la main. Je ne puis que saigner tant que la France pleure. Ne me parlez donc pas de concorde à cette heure. Une fraternité bégayée à demi Et trop tôt fait hausser l'épaule à l'ennemi, Et l'offre de donner aux rancunes relâche, Qui demain sera digne, aujourd'hui serait lâche ^. Le plus souvent, le grand poète s'élève éloquem- ment contre le vulgaire esprit de vengeance. Pas de représailles : c'est le titre du cinquième poème d'avril : Jamais je ne dirai : ce traître a mérité, Parce qu'il fut pervers, que, moi, je sois inique... Et je fais, devenant le même homme que lui, 1. L'Année terrible, février, IV. LA LIBERTÉ HUMAINE RÉVÉLÉE PAR LA GUERRE 55 De son forfait d'hier ma vertu d'aujourd'hui. Il était mon tyran, il sera ma victime. Deux mois plus tard, à propos des insurgés, fusil- lés en masse après la victoire des troupes régulières, Victor Hugo répétait : .... Toutes ces vengeances, C'est l'avenir qu'on rend d'avance furieux!... Finir tout de façon qu'un jour tout recommence. Nous appelons sagesse, hélas ! cette démence. Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sœurs. Les opprimés refont plus tard des oppresseurs. Dans un bouleversement général, tel que la cata- strophe de la guerre actuelle, il arrive, comme dans un tremblement de terre, que l'aiguille de la con- science, notre boussole, est affolée, et que la face de la vérité se voile et s'obscurcit. Un état des esprits et des choses tellement absurde que ce qu'on appe- lait le mal hier est aujourd'hui le bien et que l'homme qui passe pour juste est celui dont les sen- timents et les actes seraient unanimement condam- nés dans les conditions normales de la vie, — un état du monde si violent est moralement le chaos même. Ce ne sera, espérons-le, qu'un désordre aussi court que terrible ; mais il faut laisser passer l'oura- gan. A quoi bon faire entendre des paroles de raison quand les guides ordinaires de la cité, les pasteurs et les professeurs, excitent la brute humaine au crime 56 LES LEÇONS DE LA GUERRE avec une froide méchanceté, plus hideuse que la frénésie de soldats ivres? quand les plus honorables vertus de l'homme, l'humanité, la pitié, la bonté sont éteintes, non par une éclipse passagère du cœur, mais par l'abolition délibérée de ses meilleurs instincts ? quand la scélératesse de l'ennemi s'étale avec un tel cynisme qu'aucun débordement de notre indignation ne peut excéder la mesure et qu'en le traitant de barbare nous prenons le méchant sim- plement pour ce qu'il se donne? Quoi! n*y a-t-il pas un seul juste en Allemagne pour dire la vérité à ses compatriotes? Si fait, il y en a quelques-uns, mais leur voix reste sans écho et on les enferme dans des forteresses. De loin en loin nous lisons dans les journaux français qu'un de ces Boches exécrés s'est montré bon, compatissant, humain : le sourire de la nature après une nuit d'orage est moins délicieux au cœur que cette attestation. On a fait d'affreux et véridi- ques récits des atrocités commises par ces mons- tres : pourquoi nous cache-t-on la contre-partie et ne nous donne-t-on pas, dans un volume exquis, le relevé authentique des traits qui leur font honneur ? Combien cette contre-partie serait bienfaisante ! et comme je souhaiterais que les exceptions fussent nombreuses! Elles ne diminueraient point l'horreur que nous inspirent des crimes avérés ; elles la re- doubleraient, au contraire, puisqu'elles feraient voir que ces crimes n'étaient nullement nécessaires et LÀ LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 57 qu'ils furent le détestable choix de la volonté libre de l'homme séduite par le Diable, j'entends par les dé- mons et les mauvais bergers qui prêchent et qui enseignent dans les églises et les universités alle- mandes. La plus haute leçon que nous donne la guerre est celle de notre liberté. — Pacifistes d'hier et d'avant- hier, nous le sommes restés aujourd'hui. Non seule- ment la catastrophe de 1914 n'a point ruiné nos es- pérances, elle les a exaltées par le feu de l'épreuve; mais du même coup elle les a éclairées de sa rude lumière en nous montrant avec évidence à quelle condition unique elles pourront se réaliser. Cette grande condition, c'est que les peuples soient libres. La stupide folie qui les pousse à s'exterminer serait inconcevable sans cette autre folie complé- mentaire et également stupide qui les assujettit à la volonté d'un maître. L'organisation régulière de meurtres collectifs dont les auteurs pâtissent autant que leurs victimes n'est point le simple geste de la brute humaine déchaînée ; tant de bêtise ne peut s'expUquer que par la plus honteuse servitude. Guillaume II se prétend ami de la paix : cette déclaration est peut-être un peu moins mensongère qu'on le croit; mais la paix n a aucune garantie dans un gouvernement despotique. Elle est à la merci des moins raisonnables caprices du souverain. 58 LES LEÇONS DE LA GUERRE La paix ne saurait être définitivement assurée que par la liberté et le self-govemment des peuples, déclarait Ludwig Simon, délégué de Trêves au congrès de la paix de 1867; la Suisse, la Belgique, la Hollande, qui se gouvernent elles-mêmes, ne sont pas agressives. On me dira que ces pays sont petits, mais l'Angleterre est grande et elle n'est pas agressive non plus. Dans l'état actuel du commerce et de l'industrie, les peuples ont mille fois plus de raisons que les gouvernements personnels pour ne pas déchaîner le fléau de la guerre *. Les pacijîques sont tous ceux qui aiment la paix, qui u procurent » la paix, qui voudraient la voir régner sur la terre et auxquels la septième béatitude est promise; \e^ pacifistes n'ont pas seulement l'amour de la paix, ils ont foi en la paix et leur foi est agis- sante ; ils veulent la fin du régime des guerres el ils travaillent de tout leur pouvoir à Tabolir. Je ne parviens pas à comprendre ce qu'on ose blâmer dans cette noble doctrine ni pourquoi l'échec momentané d'une espérance si juste et si belle la convaincrait d'utopie. Jamais les pacifistes n'ont prétendu que leur victoire fût proche ni qu'elle fût facile. Depuis quand les sanglants démentis que la réalité inflige à l'idéal prouvent-ils que l'idéal soit faux? La force qui est dans la vérité suffit-elle donc pour réduire à l'impuissance le mal et le mensonge? C'est dans les ténèbres que la lumière de l'Evangile brille de son pur éclat; c'est quand les peuples se 1. La Paix par le Droit, mars 1915. LA LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 59 déchirent qu'il est beau d'anticiper, de promettre, d'annoncer comme certaine dans l'avenir la paix universelle. Si, trop souvent, les pacifistes ont été méprisés, c'est parce qu'on les a crus tels par couardise et qu'on leur a prêté très gratuitement une erreur fu- neste et déshonorante qui n'est attribuable qu'aux outranciers de la doctrine. On feint de croire qu'elle condamne la guerre absolument : on sait bien que non, elle distingue, elle n'est opposée qu'aux guerres offensives, aux guerres de conquête ; mais quand la patrie est attaquée, les pacifistes la défendent, ils se battent et se font tuer pour elle aussi passionné- ment que les plus fanatiques chauvins. C'est le sublime spectacle que les pacifistes fran- çais donnent au monde aujourd'hui. L'ennemi ayant commencé la campagne pour étendre sa propre do- mination, les pacifistes français se sont armés, ils se sont alliés aux Belges, aux Anglais, aux Serbes, aux Russes, pour la défense de la liberté en Europe, et pendant que l'Allemagne répétait son refrain or- gueilleux: Deutschland ûber Ailes, ils ont simplement affirmé et soutenu le droit que la patrie française a d'exister : Un Français doit vivre pour elle, Pour elle un Français doit mourir. La paix par le droit : admirable, excellente for- mule ! Mais si le droit est opprimé, la paix par la guerre d'abord, pour l'affranchissement du droit 60 LES LEÇONS DE LA GUERRE La forme suffisante et nécessaire de l'idée pacifiste, c'est le désarmement universel : ce programme n'est point réalisable aussi longtemps qu'il y aura en Europe une nation plus forte et mieux armée que les autres, qui prétend à Thégémonie. Il faut d'abord la désarmer et l'affaiblir assez pour que, dans le congrès qui réglera les choses pacifiquement, les points de départ se balancent à peu près et que les situations provisoirement acquises ne soient pas trop inégales. Reconnaissez donc, bonnes âmes qui parlez d'épar- gner « toute humiliation » aux belligérants, que la morale, la justice, la politique exigent que, avant toute organisation de l'Europe future, V Allemagne soit proj onde ment humiliée. Vous enveloppez les bour- reaux dans les mêmes égards que les martyrs, parce que vous ne comprenez pas la haute nécessité expia- toire du châtiment. Un châtiment terrible est d'au- tant plus indispensable qu'on entend encore des Al- lemands réclamer, avec une inconscience inouïe, des indemnités de guerre aux Français et aux Belges eux-mêmes, comme si ce n'était pas eux, les bandits, qui doivent payer l'amende — avec tous les intérêts — pour leur inqualifiable agression ! La démolition d'un certain nombre d'usines et de forteresses peut nous représenter ce qu'il convient d'entendre par 1' « écrasement du militarisme prus- sien», l'anéantissement total de la force militaire allemande n'entrant sans doute pas dans le rêve des LA LIBERTE HUMAINE REVELEE PAR LA GUERRE 61 plus ardents ennemis de l'Allemagne, s'ils n'espèrent que ce qui est possible et réalisable. Ce sera le com- mencement du désarmement et de la paix obtenue d'abord par la guerre, mais par la guerre la plus juste et la plus humaine : nous n'incendions pas les villes ouvertes, nous n'assassinons pas les populations sans défense, nous ne bombardons pas les cathédrales. Ensuite viendra la paix fondée sur le droit. Le dé- sarmement s'achèvera sans résistance et en douceur, par la fondation des Etats-Unis d'Europe. Tous les monarques enfin rendus aux joies pures de la vie domestique, non seulement les peuples ne resteront pas armés de bombes menaçantes jusque dans la sereine région des airs, mais l'état permanent de guerre ne sera plus concevable. Pourquoi donc répétions-nous cette vieillerie, que l'Allemagne république est une chimère? Les idées font leur chemin; le paradoxe d'hier devient la vé- rité d'aujourd'hui et le truisme de demain. Le profes- seur d'histoire que je ne me lasse pas de citer, mon ami Denis, n'estrien moins qu'un rêveuretun utopiste. Sous la plume d'un écrivain de son autorité, les lignes suivantes méritent bien qu'on y fasse atlention : Il est peu probable qu'après les dures épreuves qu'elle aura attirées sur le pays, la monarchie de droit divin conserve beaucoup de fidèles... L'Allemagne, guérie de sa présomption parles revers, résignée à ses pertes comme nous nous sommes résignés à l'abandon des provinces conquises pendant la Révolution, évo- 62 LES LEÇONS DE LA GUERRE luera vraisemblablement vers un régime démocratique, et, quoi qu'en pensent quelques pessimistes, les démo- craties par essence sont pacifiques... Depuis qu'elle existe, l'humanité fait la guerre et rêve la paix. On m'accusera naturellement de chimère si j'avoue que je ne désespère pas de voir se réaliser ce rêve^. » Et alors on pourra dire : Magnus ah integro sœclorum nascitur ordo. Ce sera l'aube de cette renaissance que saluait le jeune Robert Prunier au moment où il allait tomber pour sa patrie, frappé par une balle allemande : L'impérialisme prussien bien abattu, écrivait-il des tranchées, nous pourrons, nous, les rêveurs, les paci- fistes, reprendre notre rêverie si tragiquement inter- rompue et travaillera la rendre réelle. Car je continue à la croire belle, bientaisante, vraie et digne de l'ave- nir.... Je vous assure que ceux qui en reviendront en sortiront renouvelés. Lorsque l'abrutissement que nous donne cette vie se sera dissipé et qu'on pourra digérer les expériences laites, on verra qu une richesse, un trésor inexprimable pourront jaillir de toute cette horreur et l'âme s'amplifier splendidement. Je le dis comme je le pense : si j'en sors, j'en sortirai décuplé et propre à une œuvre tout autre que celle que j'aurais pu produire autrement. « De cette guerre qui aura fait tant de mal, disait aussi à la Ghaux-de-Fonds M. Comtesse, ancien pré- sident delà Confédération helvétique, il sortira, n'en doutons pas, un monde nouveau, une Europe renou- velée. » 1. La Guerre, p. 321. IV QUESTIONS DE CONSCIENCE Bibliothèque universelle, septembre. — Numéro saisie Lausanne par Ja censure. On raconte que Sven Hedin est germanophile par reconnaissance du bon accueil, de la « grand chère », comme disait notre vieille langue, qu'on lui fit en Allemagne ; de l'automobile mise à sa disposition par l'Empereur, de ses accolades et de ses caresses : a Mon cher Sven Hedin ! » Le philosophe Boutroux,au contraire, a dit sévère- ment aux Allemands leurs vérités, sans égard pour les témoignages d'admiration et d'estime qu'on lui avait prodigués là-bas. Quelques consciences trop délicates, un peu offensées par la rudesse d'une jus- tice plus sensible à la réalité du bien et du mal qu'aux formes extérieures d'une courtoisie plus ou moins hypocrite, ont paru regretter la rigueur d'Emile Bou- troux. Rien ne lui fait plus d'honneur, à mon avis, que d'avoir oublié sa propre personne et les petites 64 LES LEÇONS DE LA GUERRE séductions offertes à sa vanité d'auteur, dans l'indi- gnation générale qu'il éprouvait devant la conduite abominable d'un grand peuple, de ses guides spiri- tuels et de son souverain. Georg Brandès, le critique danois, nous présente une autre attitude. Clemenceau l'ayant interrogé sur sa façon de penser et de sentir en face de la Bel- gique violée, de Reims bombardée, de Louvain mise à sac et des autres horreurs, l'homme de lettres ré- pondit avec désinvolture ; « S'il me fallait rédiger des protestations chaque fois qu'il se produit dans le monde un événement que je réprouve, je ne pourrais plus faire que ça. » Ces paroles ressemblent, avec plus de cynisme, à la déclaration d'incompétence que Brunetière opposait, en 1898, aux « intellectuels » français qui, à la suite d'Emile Zola, prétendaient se mêler du procès de Dreyfus. Mais, en ce temps-là, il y avait au moins un prétexte honnête au refus d'in- tervenir dans une question complexe de fait et de droit dont le public ne pouvait avoir qu'une très in- complète connaissance, tandis que les crimes des Allemands sont avérés, et M. Brandès ne les nie point, que je sache : tout simplement, il n'a pas le temps de s'en occuper. Qu'est-ce que la vérité ? disait Ponce Pilate, qui se retirait sans attendre la réponse, et qui aurait vo- lontiers délivré Jésus, mais à la condition que cela ne lui coûtât aucune peine ni aucun ennui. La con- damnation d'un innocent ne peut passer, en aucun QUESTIONS DE CONSCIENCE 65 cas, pour une de ces erreurs et de ces injustices qui doive laisser insensibles des hommes personnellement désintéressés dans l'affaire ; mais quand la maison du voisin est en flammes, l'indifférence de Tégoïste qui la regarde brûler sans s'émouvoir devient (si l'on veut appeler la chose par son nom) de la stupidité. ■?* Les thèmes comiques sont rares dans la terrible guerre qui dure depuis onze mois et ne paraît pas près de sa fin. Si nous avions le cœur à nous égayer un peu et à rire, je n'imagine rien de plus comique^ dans le sens vrai du mot, que les cris indignés des Boches, qui ne peuvent revenir de leur stupeur de- vant la grande trahison de la « perfide » Italie man- quant à la foi solennellement jurée et traitant les contrats de « chiffons de papier ». Ce n'est pas là de la très fine plaisanterie, c'est du gros comique, comme il y en a souvent dans Molière. Tant de naï- veté passe les bornes. L'incroyable aplomb de ces far- ceurs prodigieux rappelle celui de Vadius donnantlec- ture de ses petits vers à l'instant même où il vient de dire que rien n'est plus impertinent, à son avis, que l'intrusion indiscrète des auteurs dans une société où l'on cause. Les meilleures comédies ont toujours été celles dont le héros ignore combien il est diver- tissant ; mais est-il concevable que les Allemands, très mauvais psychologues, à coup sûr, et très pau- vres critiques, le soient au point de pousser si loin rinconscience ? 5 66 LES LEÇONS DE LA. GUERRE Pouvons-nous prier Dieu pour que le Kaiser meure? pouvons-nous au moins souhaiter sa mort? Assurément, la disparition de ce pauvre sire, qui avait une si belle occasion d'être admiré, aimé, adoré comme le plus grand prince de l'histoire et qui Ta manquée misérablement, ne serait pas une grande perte pour le monde ni même pour l'Allemagne; mais il n'est point sûr que ce fût un gain pour la France et pour ses alliés. Les furieux coups de tête, les maladresses, l'incohérence, l'incapacité mi- litaire d'un pareil illuminé ne sont pas une mauvaise carte dans notre jeu. Son successeur, quel qu'il soit, ne pourra guère être possédé, à un moindre degré que cet extravagant, de « l'esprit d'imprudence et d'erreur », qui mène un empire à sa ruine. Mais la vie et la mort sont de tels mystères, nous savons si peu ce qu'elles nous réservent, qu'il n'est jamais sage de désirer passionnément l'une ou l'autre ni pour nous, ni pour ceux que nous aimons, moins encore (car cela est beaucoup plus grave) pour ceux que nous haïssons. Souhaiter ardemment la mort de celui que l'on hait est pirequ'une témérité; c'est un empiétement irréligieux sur le domaine obscur du Destin ou sur les desseins sacrés de la Providence. Le chrétien dit : Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut, et le sage s'applique à mettre sa volonté d'accord avec Tordre des choses. La prière de Marc- I QUESTIONS DE CONSCIENCE 67 Aurèle, comme celle de Jésus, était: « Père, que ta volonté soit faite ! » Moins nous prétendrons incliner la volonté de Dieu aux désirs de nos cœurs, pour les conformer et pour les soumettre à sa loi, sans la comprendre, sans l'interroger, plus nous serons sages et pieux. Dans son poème de la Pitié suprême^ Victor Hugo développe cette idée, très juste en général, que le criminel est plus misérable, qu'il souffre davantage et qu'il est plus à plaindre que les victimes de sa méchanceté. Ce n'est, comme la plupart des grands thèmes de l'éloquence et de la poésie, qu'un lieu commun, que j'avais trouvé tout naturel de reprendre, à mon tour, dans le troisième de mes Petits Sermons ^de guerre, daté du 23 août 1914^ parce que, à ce mo- Iment-là, personne ne pouvait avoir l'idée des excep- tions monstrueuses aux règles ordinaires que cette guerre sans pareille ne tarderait pas à présenter. Onze mois de crimes énormes, de fureurs bes- tiales, de doctrines d'enfer et de passions sataniques, tels qu'aucun déchaînement de la brute humaine n'en avait encore offert le spectacle, m'ont appris que nous pouvions faire l'économie d'une pitié paradoxale pour des bourreaux endurcis au point de n'avoir aucune conscience de leur propre misère. Ils ne diraient certainement pas, comme Bismarck, en se rappelant leur passé : 68 LES LEÇONS DE LA GUERRE Je me sens l'âme triste. Je n'ai jamais, dans ma longue vie, rendu personne heureux, ni mes amis, ni ma famille, ni moi-même. J'ai fait du mal, beaucoup de mal. C'est moi qui suis la cause de trois grandes guerres, qui ai fait tuer sur les champs de bataille 80.000 hommes, encore pleures par leurs mères, leurs sœurs, leurs veuves... Je n'en ai jamais retiré aucune joie, et je me sens aujourd'hui l'âme anxieuse et trou- blée 1. Les disciples nouveaux des Nietzsche et des Bern- hardi ne connaissent point le remords; s'ils regrettent quelque chose, c'est de n'avoir pas fait assez de mal. Ce renversement des sentiments normaux, cet outrage infligé à des idées morales fondamentales dont nous savions trop bien qu'on pouvait les violer, mais dont nous ne soupçonnions pas encore qu'on pût approuver la violation comme une vertu et comme une beauté, voilà ce qui donne à la guerre de 1914 son caractère absolument inouï. Quand nous lisons les incroyables apologies de la violence où les professeurs d'un droit nouveau justifient les pires atrocités par d'affreux sophismes tels que celui qui recommande, comme étant les moins cruelles, les cruautés les plus barbares, sous prétexte qu'en mettant le comble à l'horreur de la guerre elles con- traindront plus vite à la paix l'ennemi épouvanté, nous sommes prêts à nier, de toute notre indigna- tion, qu'il ait pu jamais y avoir des hommes pour 1. Paroles allemandes. Cité par M. Emile ûoumergue, Foi et Vie, 16 mai 1915. QUESTIONS DE CONSCIENCE 69 écrire ces choses et nous répéterions volontiers, avec les 98 « Intellectuels » : Es ist nicht wahr I Non, il n'est pas possible, non il n'est point vrai que des êtres humains qui ont reçu la même instruction que nous, qui appartiennent au monde civilisé, qui ont eu des mères chrétiennes, qui ont appris le caté- chisme et les rudiments de la morale, confondent jusque-là le bien et le mal, le jour et la nuit, le juste et l'injuste ! On a fait, à certains mots mémorables du chance- lier de Bethmann-HoUweg, l'immortalité d'infamie qu'ils méritent; mais il en est un qui, n'ayant pas été complètement compris, a failli d'abord passer presque inaperçu à la faveur peut-être de son énor- mité même; c'est le proverbe: « Nécessité n'a pas rde loi », appliqué à la violation du territoire delà Belgique. C'est-à-dire : il était nécessaire de tra- verser la Belgique puisque nous ne pouvions pas [pénétrer en France autrement. Double scélératesse ! Oser faire valoir, comme excuse de son crime, les I circonstances mêmes qui l'affichent et l'étaient dans Jtoute son impudence ! Un voleur, pour piller une maison, assassine le voisin qui l'empêchait d'entrer: il le fallait, dit-il; autrement je n'aurais jamais pu emporter l'argenterie, la vaisselle, les tableaux et ^le coffre-fort. Voilà ce qui s'appelle une raison, et [voilà la « nécessité » qui « n'a pas de loi » dans la morale boche ! L'adjectif: « énorme », cher au vocabulaire fami- 70 LES LEÇONS DE LA GUERRE lier de Flaubert, et qu'il s'amusait à prononcer : hénôrme avec une H aspirée de toutes ses forces est décidément le seul qui convienne pour qualifier une pareille déviation de tous les sentiments naturels. Quand Yénormité triomphe, Tordre du vrai et du faux, du juste et de l'injuste, du bien et du mal, est bouleversé; il n'y a plus de règle pour juger les choses ; plus d'équité, plus de mesure ; c'est le règne de la déraison. On en vient à trouver légitimes ou au moins excusables des réponses, énormes aussi, à des actes et à des sentiments violateurs de toute loi, que l'on blâmerait avec la dernière sévérité dans les conditions normales de la vie. L'hyperbole rem- place le langage de la vérité ; tout ce qui n'est pas forcé est faible ; il faut surenchérir, et c'est alors que les représailles trouvent des partisans parmi les plus humaines et les plus douces créatures du bon Dieu, qui les déplorent, mais qui s'y résignent. Je finirai par les absoudre, moi qui les ai maintes fois condamnées ; je les comprends déjà parfaite- ment et j'avoue que je n'ai plus la force de blâmer ceux qui estiment que l'amende la plus ruineuse ne suffira jamais pour expier le crime des démons qui ont fusillé d'héroïques défenseurs de leurs propres foyers, incendié leurs pauvres toits, l'église, le tem- ple où ils priaient, mutilé leurs enfants, assassiné leurs vieillards, violé leurs filles et leurs femmes... La justice ne peut être vraiment satisfaite que par l'égalité sinon la. parité du châtiment. Pour les mons- b QUESTIONS DE CONSCIENCE 71 très de méchanceté que leur conscience obtuse ou faussée ne tourmente point, ne faut-il pas des tortures extérieures qui soient l'équivalent des cruautés qu'ils ont commises et du remords qui devrait s'attacher à leurs pas comme les furies antiques? Il n'y aurait qu'un moyen, — un seul, — de satis- faire la justice sans laver dans des torrents de sang la terre ensanglantée : ce serait que le principal cou- pable payât pour tous les autres. Le jugement pu- blic et solennel devant un tribunal européen, suivi de l'exécution capitale S du bandit couronné qui a commis le plus grand crime de l'histoire contre la paix du monde, contre sa prospérité matérielle, contre le règne de l'esprit, contre la civilisation, la vraie culture et l'humanité, nous causerait un tel soulagement que, dans la joie de cette délivrance, nous pourrions absoudre les complices et les instru- ments de ce misérable... Mais il resterait toujours l'indemnité à payer (2) et les territoires à rendre. Non ! il faut condamner sans réserve la loi barbare du talion et maintenir dans son intégrité la doc- trine vraiment évangélique de notre état major : 1. Condamné à être fusillé ou pendu « haut et court », on pourrait lui faire grâce de la vie. La conscience pu- blique serait pleinement satisfaite par une clémence plus am<^re que ia mort, qui ne serait, en bonne morale, qu'un prolongement et une aggravation de la peine. (2) 170 milliards au calcul de M. Finot. 72 LES LEÇONS DE LA GUERRE Un belligérant n'est pas dispensé d'obéir aux lois de la guerre parce que ses adversaires en ont violé certaines prescriplions. C'est, au contraire, par l'obser- vation scrupuleuse de ses propres devoirs qu'il arrivera le plus sûrement à maintenir ou à ramener l'ennemi dans les règles d'une lutte loyale... Les infractions qui sont des représailles ne doivent jamais dépasser en rigueur les infractions qu'il s'agit de réprimer. Il faut diminuer la rigueur de ces moyens extrêmes, en user avec tous les tempéraments que l'humanité exige et que les circonstances comportent... Tout belligérant doit se montrer généreux envers une population qui, à Vapproche de Vennemi^ se soulève pour la défense de son sol. Comme on parlait au général Maunoury des atro- cités commises par certaines troupes allemandes, il répondit: « Lorsque nous serons chez eux, nous leur infligerons une terrible leçon... d'humanité. » L'essentiel n'est pas que l'on nous redoute comme des vengeurs implacables : l'essentiel est que nous conservions nos rares et précieuses qualités natives, dp.ns les enfers successifs que nous traversons et qui imposent à notre caractère national de si rudes épreuves. Déjà, en 1870, le 2 septembre, une lettre que M. de Wat te ville a transcrite dans un article de revue opposait les Français aux Prussiens en ces termes : Les Prussiens sont des fauves avides de proie... Le pauvre Français noble, héroïque, généreux, s'est fait illusion. Il a cru combattre des hommes... Avide de QUESTIONS DE CONSCIENCE 73 boisson, de pillage, de satisfactions brutales, usant de ruses, d'hypocrisie, d'espionnage, de tous les moyens bas et lâches pour atteindre un but qu'il ignore et qu'on fait chatoyer à ses yeux ahuris, voilà le soldat prussien, voilà les brutes que nous devons combattre, si nous ne voulons pas retomber dans les ténèbres du moyen âge. Cependant Paul Déroulède lui-même, le poète populaire et classique de la Revanche, mettait ses compatriotes en garde contre la tentation basse des vengeances furieuses, et il écrivait ces vers assez beaux vraiment et peu connus, que la revue de la Paix par le Droit vient de ressusciter dans son nu- méro d'avril : Lorsque nous aurons fait la guerre triomphante Et que notre patrie aura repris son rang, Alors, avec les maux que la conquête enfante, Disparaîtra l'horreur qui suit le conquérant. Alors la grande France, aimante et sans rancune, Semant ses jeunes blés sous ses lauriers nouveaux, Fêtera le travail, père de la fortune, Et chantera la paix, mère des longs travaux : Et ce sera la paix calme, sereine, auguste Qui désarme les bras sans armer les esprits; Carnousnous montrerons des vainqueurs au cœurjuste. Et nous ne reprendrons que ce qui nous fut pris. Et notre nation, lasse des funérailles. En exaltant ses morts, calmera ses vivants; Et nous ne voudrons plus qu'on parle de batailles Et nous désapprendrons la haine à nos enfants. 74 LES LEÇONS DE LA GUERRE C'est dans le même esprit généreux que M. de Porto-Riche écrivait en 1870 : Nous n'irons pas livrer vos monuments aux flammes, Nous n'irons pas tuer ni les vieux, ni les femmes, Ni les enfants de la cité; Mais nous vous abattrons, vous et vos oriflammes; Et nous nous vengerons de vos crimes infâmes En vous donnant la liberté. La franchise, Thorreur du mensonge et de la tra- hison, la loyauté, la générosité, le culte de l'idéal : voilà, de Taveu du monde entier, ennemis comme amis, ce qui caractérise le Français. Le fameux professeur Lasson commet une grosse erreur histo- rique en même temps qu'il montre la bassesse de son horizon moral, lorsqu'il déclare : « Une guerre ne peut jamais être faite pour une idée. » Bien trouvé I les Français n'en ont pas fait d'autres ! Dans la Bi- bliothèque universelle du i^'juin, M. Samuel Roche- blave rendait encore à notre patrie ce bel hommage: C'est pour l'idée pure, pour la vérité pure, pour la justice pure que de tout temps a travaillé la France, et c'est là le service historique qu'elle a rendu aux nations, à la tête desquelles elle a marché durant des siècles... Par-dessus les immenses conflits d'intérêts particuliers où se choquent les nations en crise, la France a su tenir haut et ferme le drapeau de l'idéal*. 1. La France devant les nations. QUESTIONS DE CONSCIENCE 75 Elle combat pour la gloire^ à la différence des Ger- mains : Germani ad prœdam. Dans une belle leçon sur la tradition française, notre professeur d'anti- quités gallo-romaines, au Collège de France, Camille Jullian fait cette remarque singulièrement intéres- sante, que: L'un des plus beaux éloges que la Chanson de Roland décerne à ses héros, c'est celui d'avoir été Vhomme qui ne mentit jamais. Cette haine du mensonge explique notre horreur, ou plutôt notre ignorance de la traî- trise. Si nous avons si bien accueilli les fauteurs de l'avant-guerre, c'est parce que nous avons cru impos- sible à des hommes l'exploitation impudique de l'hos- pitalité et des cœurs ouverts. Notre Chanson de Roland a été écrite pour condamner à tout jamais le nom de Ganelon le traître. En face de cette loyale franchise, tellement natu- relle aux Français qu'elle ne fait qu'un avec leur nom même et que l'on se demande lequel de ces deux mots est à la racine de l'autre, placez l'exclamation ignominieuse d'un professeur allemand ^ : « Bénie soit la main qui a falsifié la dépêche d'Ems ! » ou cette doctrine sophistique de la Gazette de Cologne : « Sous l'absolue nécessité créée par les circonstances, nous devons fréquemment nous éloigner du droit chemin et répondre au mensonge par des mensonges. C'est la seule manière de réduire les menteurs au silence. 1. Le professeur Hans Delbruck, cité par M. Emile Dou- MERGUB, Foi et Vie, 16 mai 1915. 76 LES LEÇONS DE LA GUERRE Lorsque les bras solides de nos soldats les auront jetés à terre, nous retournerons avec joie à nos habitudes de stricte franchise. » Quelle erreur ! Cela est de la même force psycho- logique que l'illusion des libertins qui se promettent de devenir chastes après avoir péché encore une toute petite fois seulement. Menteurs ils ont été une fois, deux fois, trois fois, cent fois... Menteurs ils resteront toute leur vie. Nos savants historiens de Tantiquité nous ensei- gnent que les anciens avaient noté dans le caractère des Germains ces deux traits principaux : le besoin du mensonge et l'habitude de la cruauté : Insumma feritate versutissimi natumque mendacio genus *. Certaines conversions morales ne sont peut-être pas impossibles aux peuples comme aux individus, par la vertu du temps, de l'éducation historique et 1. Camille Jullian, Revue des Etudes anciennes, avril-juin 1916, Notes gallo-romaines. Soigneux d'éviter les jugements sommaires et absolus, M. Jullian ajoute : « Il ne faut pas généraliser. Les Ubiens de Cologne et sans doute la plu- part des Istévons avaient des mœurs plus douces; et, parmi les peuples de la mer du Nord, on citait les Chau- ques pour leur justice et leur esprit pacifique. A en juger par leur droit primitif et leur morale courante, les Indo- Européens étaient de nature franche et de mœurs douces. Chez les Perses (Hérodote, I, 138), ata/^iaTov to (|<£uÔ£(jGai; chez tous les peuples de ces langues, l'horreur du men- songe est un principeprimitif et essentiel. — L'importance de l'idée, de la croyance, leur supériorité sur la force, étaient QUESTIONS DE CONSCIENCE 77 philosophique, de la civilisation, de la religion chré- tienne ; mais il est véritablement grotesque (je ne trouve pas d'autre mol) que, après la falsification avouée et glorifiée de la dépêche d'Ems, après les paroles fameuses de Bethmann-HoUveg, après Lou- vain, après Reims, après la Belgique martyre et la France violée, après tant de mensonges et tant d'atrocités on ose écrire des sornettes comme celles que l'abbé Wetterlé a conservées, pour l'édification des hommes à venir, dans l'authentique recueil des Paroles allemandes : Guillaume II, deliciae generis humani, a toujours protégé la paix, le droit, l'honneur... M. de Bethmann-HoUvi^eg, le plus éminent des hommes actuellement vivants, ne connaît pas de plus hauts soucis que celui de la vérité, de la loyauté et du droit... Louvain n'a point été détruit, on a brûlé seulement les maisons des meurtriers... L'Allemagne a enseiu^né au monde à diriger la po- litique avec conscience et à faire la guerre avec loyauté... Nous sommes véridiijues... Nos caractéris- tiques sont l'humanité, la douceur, la conscience, les vertus chrétiennes... Dans un monde de méchanceté nous représentons l'amour... ce qui avait frappé le plus Fustel de Coulanges dans le droit primitif desIndo-Européens et ce qu'il a voulu mettre en lumière dans la Cité antique. Comparez à ce caractère juridique de la vie indo-européenne rapologie de la force chez les Germains : jus in viribus habent. » 78 LES LEÇONS DE LA GUERRE Nul peuple n'a plus que l'Allemand l'amour du droit, la conscience du droit. Devant l'indignation de tout le genre humain, TAllemagne adopte tantôt Tune tantôt l'autre et sou- vent l'une et l'autre (sans s'inquiéter de la contradic- tion) de ces deux attitudes contraires: ou elle tente de se disculper, ou elle proclame ses abominations et s'en vante. Esthétiquement (car, de morale, il n'en faut point parler ici en aucun cas) esthétiquement, dis-je, elle est beaucoup plus intéressante lorsqu'elle a le courage de sa scélératesse que lorsqu'elle en a honte. Le grand malfaiteur intellectuel qui a mis en belle prose et en philosophie la pratique des Apaches, Frédéric Nietzsche, ne nous ennuie jamais ; il nous amuse, en nous faisant frémir, quand il écrit : A bas les vieux commandements: Tu ne tueras point I tu ne déroberas point! O mes frères, brisez-moi ces vieilles tables. Voici la nouvelle : Soyez durs. Et Tévangéliste bouffon du nouveau Messie, Maxi- milien Harden, repoussant avec une brutale franchise les justifications embarrassées des apologistes mala- droits du crime, gardera l'honneur d'avoir trouvé la formule lapidaire de la doctrine boche : Mon droit, c'est ma force. Nous sommes si forts, que nous n'avons nul besoin d'avoir le droit de notre côté. La force, voilà qui sonne haut et clair; voilà qui a du style et de l'allure. La force : un poing, c'est tout. QUESTIONS DE CONSCIKIfCE 79 Très bien, mes maîtres ; mais si c'est vous que le coup de poing aplatit? Si demain Ton peut vous dire : Patere legem quam ipse fecisti? Aveuglés par rivresse d'un orgueil sans pareil dans l'histoire, — car les Romains avaient l'excuse de ne point connaître l'Evangile, — les Allemands continuent, en face du monde entier armé pour leur défaite, à se croire in- vincibles, avec une foi qu'on serait tenté d'admirer s'il pouvait y avoir quelque chose de vraiment beau dans la folie pure. Les hyperboles et les mensonges de journalistes, les déclarations d'empereurs et de rois, les blas- phèmes de gens d'Eglise, les sophismes de juristes et d'historiens, les paradoxes de philosophes jetant des défis à la raison, les ordres hideux de chefs mili- taires, les manifestes d'intellectuels en délire ; bref, tout ce que l'on a rassemblé sous le titre de Paroles allemandes constitue un bien étrange dossier, qui serait inconcevable si la certitude d'être le peuple élu et la première nation du monde, si l'assurance d'une victoire complète et définitive n'éclataient pas à chaque page. Encore une fois, la ritournelle impie, Deutschland iXher Alles^ formule vraiment odieuse, que la France ne transposera jamais pour son usage et dont le fa- natisme germanique est seul au monde à ne pas se scandaliser : voilà le grand mot par lequel tout 80 LES LEÇONS DE LA GUERRE s'explique et sans lequel on ne comprendrait rien. Le succès escompté absout tous les crimes, justifie toufes les injustices, consacre les plus révoltants outrag-es au droit, établit la vérité des absurdités les plus montrueuses ; c'est parce qu'ils avaient dans leur triomphe une entière confiance que les Allemands ont osé faire ce qu'ils ont fait et dire ce qu'ils ont dit. Officiellement, leur foi demeure inébranlable, puis- qu'ils continuent d'affirmer qu'il est impossible qu'ils soient vaincus ; mais en fait ils n'ont plus leur présomption superbe des premiers jours. Un im- mense espoir leur fut d'abord permis ; aujourd'hui tout le leur défend : ils sont voués à une défaite cer- taine. Que penseront-ils alors de leur imprudente doctrine de la guerre, qui sous-entend et qui im- plique pour eux l'évidence et la nécessité de la victoire ? Les Alliés ont juré de délivrer le monde de leur joug et de les mettre dans l'impuissance de nuire. Tenons-nous en, Français, à ce sage programme et ne parlons pas tant d' « écraser » l'Allemagne, force spirituelle et non pas matérielle seulement. On n'écrase pas l'esprit. Si vraiment nous écrasions notre adversaire, corps et âmes, si notre victoire était excessive, c'est nous qui tomberions en un grave péril de décadence, pendant que l'ennemi abattu se relèverait sûrement et grandirait. L'his- toire des peuples est la constante démonstration de cette vérité. QUESTIONS DE CONSCIENCE 81 Mais tout ce qui, chez les Allemands, est matériel, charnel, brutal et diabolique, leurs armements for- midables, leur infernal orgueil leurs doctrines de sang, de fer et de feu, leur cruel appétit de domi- nation et de conquêtes, ô Dieu juste ! quelle joie ce serait de l'écraser ! Combien je souhaite de ne pas mourir avant d'avoir assisté au speclacle délicieux de cette humi- liation salutaire et de la délivrance du monde ! SINCERITE « Au commencement était la parole; et la parole était [en relation] avec Dieu. Et la parole était Dieu... Par elle sont nées toutes choses. Sans elle rien de ce qui existe n'a reçu la vie. » Comme les autres grands textes de TEcriture, ces premières lignes de l'évangile selon saint Jean se prê- tent à des commentaires infinis. Résumons-les dans les termes les moins mystiques en disant simplement que la parole a en elle quelque chose de divin, lors- qu'elle est le discours, Aoyoç, d'un esprit que la raison éclaire, lorsque, en donnant à la pensée sa forme, c'est-à-dire son existence même, elle devient créatrice comme Dieu. Le langage humain est unique, parce que seul il ex- prime autre chose que les passions et les appétits de la bête. On a pu attribuer aux animaux une espèce de langage ; mais la parole, c'est-à-dire les idées de SINCÉRITÉ S3 l'intelligence avec la faculté de les traduire, per- sonne ne prête aux animaux cet attribut exclusif de l'homme. Si l'homme est u de race divine », comme les théologiens et les poètes l'ont dit, la parole est, par excellence, ce qui l'investit de ce caractère sacré par lequel il se rattache à Dieu et se sépare de tout le règne animal. Aspirant à descendre au rang des bêtes, nos enne- mis se sont chargés de crimes brutaux qui les met- tent au ban de l'humanité; mais rien ne lésa rendus plus méprisables et plus odieux que d'avoir avili la parole humaine au point qu'elle n'est plus qu'une arme de guerre dont l'usage est autorisé pour le mal et la destruction, comme celui de tout autre instru- ment de mort. La parole ainsi dégradée s'appelle mensonge, trahison, perfidie; mais tout ce qui ruine [a noblesse de l'homme devient excusable et glo- ieux pour l'être déchu qui consacre son ignominie lu service de la divinité boche. L'idole germanique le demande ni des mains pures ni des cœurs purs; jlle ne veut que l'empire du mondf^ par quelque loyen que ce soit. Tous les forfaits commis à la gloire du monstre se changent en actes méritoires. Dans un passage célèbre du premier Faust, le doc- îur Faust récrit à sa façon le début de l'évangile >lon saint Jean : Il méprend envie d'ouvrir le texte grec, et m'aban- lonnant à toute la naïveté de mes impressions, de tra- luire le saint original dans ma chère langue maternelle. 84 LES LEÇONS DE LA GUERRE Il est écrit : Aa commencement était la Parole. Déjà me voici arrêté ! Qui viendra à mon aide? Il m'est impos- sible d'attacher tant d'importance à la parole. Il faut que je traduise autrement. Aa commencement était VEs- prit. Pesons bien cette première ligne et que la plume ne se presse pas ! Est-ce bien l'esprit qui crée et con- serve tout? Il devrait y avoir : Au commencement était la Force. Cependant, en écrivant ceci, quelque chose me dit que je n'y suis pas encore... La lumière se fait ! J'écris avec confiance : Au commencement était VAction. La commode plasticité de certains textes et de certaines œuvres permet de leur faire dire tout ce qu'on veut. Las de répéter, avec peu de variantes, toujours les mêmes jugements, d'ingénieux critiques ont cherché s'il n'y aurait pas moyen d'apercevoir, dans l'auteur de Faust, le contraire de ce qu'on avait vu jusqu'ici et de découvrir dans ce grand citoyen du monde un ancêtre du chauvinisme étroit et vio- lent des nouveaux Germains. Naturellement ils ont trouvé ce qu'ils cherchaient. Mais, en vérité, le premier verset de saint Jean, remanié par le doc- teur Faust, ne signifie pas grand'chose. Faire de r « action » le principe de tout, après avoir écarté la « Force », n'est point compromettant. C'est la con- clusion honnête et sensée de Candide, aboutissant, après mille aventures, au conseil de u cultiver son jardin ». Il fallait, pour renouveler l'exégèse, des paradoxes un peu plus tranchants, tels que cet aphorisme du SINCÉRITÉ 85 second Faust : « Pourvu qu'on ail la force, on a le droit », ou encore : « Je veux ne rien connaître à la navigation, si la guerre, le commerce el la piraterie ne sont pas une inséparable trinité. » Mais on n'a point songé ou plutôt on n'a pas voulu faire cette remarque trop simple, que le personnage qui parle ainsi est Méphistophélès, l'esprit du mal, et que c'est une nouveauté un peu forte, en critique drama- tique, de nous offrir comme l'évangile de Gœthe les abominations dites par son diable. Les critiques nouveaux de Goethe qui prétendent changer ce poète de l'humanité en précurseur mé- chant de Nietzsche, allèguent encore l'épisode de Philémon et Baucis. Ce sont deux paisibles vieillards, dont Faust con- voite la petite maison. Il faudrait que les vieux là-bas fussent délogés. Je voudrais ces tilleuls pour ma résidence. Ces quelques arbres qui ne m'appartiennent pas me gâtent la pos- session du monde... N'est-ce point la plus âpre torture, sentir, dans la richesse, ce qui nous manque?... Cette petite cloche tinte et j'entre en rage. Méphistophélès conseille à Faust de ne pas se gê- ner, et, d'ailleurs, dans le projet des spohateurs, il s'agit moins d'une dépossession que d'un simple échange pour lequel les expropriés seront indemni- sés, à peu près comme Bethmann-Hollweg offrant d'indemniser la Belgique. I 86 I.ES LEÇONS DE LA GUERRE On les enlève, suggère le démon, on les dépose; avant qu'on ait eu le temps de se retourner, ils sont installés. La violence une fois essuyée, la beauté de leur habitation les réconciliera. Mais les bras qui obéissent vont quelquefois plus loin que la tète qui a commandé. De lourds séides font mourir de frayeur les deux pauvres vieux, met- tent le feu à leur humble domaine, et voici le compte rendu succinct que Méphistophélès fait à Faust de la foudroyante exécution : Le couple ne s'est pas beaucoup débattu; ils sont tombés tout d'abord pâmés de frayeur. Un étranger qui se trouvait là a voulu résister, nous l'avons étendu mort, et, pendant le court espace du combat furieux, les charbons ont allumé la paille dispersée alentour. Maintenant tout cela flambe... La délicatesse relative de Faust commence par s'offenser de cette « action malavisée et brutale ». Cependant il en accepte le fruit sans trop de diffi- culté, et le « chœur » tire tranquillement la morale de cette histoire : « L'antique parole dit : Obéis de gré à la force. » Franchement, trouvez-vous là de quoi mettre le poème de Faust en interdit, retirer à Gœthe sa gloire de grand poète humain, le traiter de Germain bru- tal et barbare ? On a dit cette sottise et je n'en con- nais pas de plus forte après celle qui consiste à rendre responsable de la guerre Kant, le grand apôtre du devoir, le grand prophète de la paix du SINCERITE 87 monde fondée sur la justice; ou Luther, l'homme de la conscience plus sacrée que l'Etat, plus auguste et plus haute que tout TEmpire allemand. Gœthe, par sa curiosité universelle, par son intel- ligence hospitalière, ouverte à toutes formes de l'ac- tivité esthétique, par son éducation gréco-latine, par son culte pour nos écrivains classiques et sa grande amitié pour la France S est, en littérature, le type par excellence du cosmopolite, du citoyen du monde, et, par conséquent, il est exactement le contraire d'un pangermaniste. Quelque absurde que soit Terreur commise au sujet de Gœthe, la guerre eût pu donner à la cri- tique littéraire une heureuse secousse si elle avait provoqué cette révision des jugements traditionnels, qu'il faut souhaiter, qu'il faut encourager, mais qu'on doit attendre sans beaucoup d'espoir et n'ac- cueillir qu'avec un sage scepticisme. Les jugements 1. (( Tous les ans, je lis quelques pièces de Molière... De petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de pareilles œuvres; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles pour rafraî- chir nos impressions.. » « Entre nous, je ne haïssais pas les Français, quoique je remercie Dieu de nous avoir délivrés d'eux. Comment moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d'importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, et à qui je dois une si grande part de mon propre développe- ment?» {Conversations avec Eckermann). 88 LES LEÇONS DE LA GUERRE littéraires, n'étant en immense majorité que des opi- nions conventionnelles, ont la vie très dure, comme tout ce qui est établi sur le consentement des hommes et des siècles. « Réformables pendant quelques an- nées, ils deviennent impossibles à réviser quand ils sont plusieurs fois centenaires; on peut y introduire des nuances nouvelles, des atténuations, des complé- ments, de légers correctifs; il faut renoncer à les refaire de fond en comble ^ » Oh! quel renouveau de toute la critique! quelle variété, quel intérêt, quelle vie elle recevrait si des jugements sincères y prenaient la place de ce qui est convenu, admis sur la parole du maître ou sur celle du grand nombre, rabâché, réchauffé, resservi sans ardeur et sans foi, usé jusqu'à la corde ! Prenons Faust, par exemple. Je crois bien que mon très cher et regretté ami, feu le professeur de Sor- bonne, Ernest Lichtenberger, avait découvert dans le second Faust, avec une réelle admiration, une foule de belles choses, « lesquelles toutefois il y avoit mises », comme le pou délicatement cueilli par Panurge « dessus le sein » de la belle lingère du Palais. Mais combien avez-vous rencontré de lec- teurs vraiment sincères dans l'admiration qu'ils pro- fessent tous pour cet énorme ouvrage, peuplé unique- ment d'abstractions personnifiées, sans intérêt dra- 1. Relire sur ce sujet, étrangement troublant, mes Der- nières variations sur mes vieux thèmes, chapitre premier : Des jugements convenus. SINCERITE 89 matique. sans fable, sans action, sans unité, sans vie, plus décousu et encore bien moins amusant que le Roman de la Rose'î Et d'abord, combien y en a-t-il qui aient atfronté l'ennui de le lire? Un noble Véni- tien, qui avait le courage de ne pas trouver V Iliade d'Homère toujours intéressante, déclarait à Candide qu'ayant demandé quelquefois à des savants s'ils s'ennuyaient autant que lui à cette lecture, u tous les gens sincères lui avaient avoué que le livre leur tombait des mains ^ ». Pour moi, je n'ai jamais rencontré personne qui, sans y être contraint par les obligations de son mé- tier, ait lu pour son seul plaisir tout le second Faust. Par quel miracle d'auto-suggestion arrivons-nous à nous persuader que dans une œuvre « consacrée », tout ce qui déplairait ailleurs est beau : le désordre, l'incohérence, le défaut de vie, la froideur mortelle, l'absence d'une idée centrale et directrice? Si le critique paradoxal de Gœthe avait constaté simple- ment que tout n'est pas excellent dans le premier Faust et que le second est en grande partie illisible, la guerre aurait été pour lui l'occasion d'avancer une chose neuve et juste, mais qui serait médiocrement piquante; ce n'était point la peine de mettre aux prises l'Allemagne et l'Europe pour trouver cela, pour déclarer tout haut ce que chacun pense sans que personne ose l'avouer. 1. Candide, chapitre xxv. 90 LES LEÇONS DE LA GUERRE J'adore la musique, mais je n'y entends rien : cette condition m'inspire une entière confiance dans la sincérité de mes jugements sur les musiciens. N'ayant ici point d'autre règle pour juger, que mon propre plaisir, je ne suis influencé par personne. Mon instruction musicale est si nulle, que je n'ai ja- mais pu non seulement approuver, mais comprendre les critiques dont M. Pierre Lalo poursuit impitoya- blement Meyerbeer, et je continue d'admirer les Huguenots et même V Africaine sans sa permission. Je trouve délicieuses les mélodies du Faust de Gou- nod, et il m'est parfaitement égal que ce charmant ouvrage soit un agréable opéra de Marguerite plutôt qu'un grave et grand opéra de Faust. Aujourd'hui, c'est un vrai chagrin pour moi de constater que, par le fanatisme chauvin de mes com- patriotes, je vais être privé jusqu'à mon dernier jour du bonheur d'entendre encore un morceau ma- gnifique au-dessus duquel je ne mets rien : l'ouver- ture du Tannhauser. Wagner, hélas ! restera long- temps interdit en France. Et penser que, par la même raison absurde, nous sommes en danger de ne plus jouir, au moins pendant quelques années, des plus purs chefs-d'œuvre de Beethoven lui-même : le Septuor, la Symphonie en ut mineur, la Pastorale ! Tant de bêtise rappelle ces vengeances idiotes d'enfants qui, voulant faire enrager leurs parents I SINCERITE 91 OU leur bonne, imaginent, pour leur être très désa- gréables, de se priver eux-mêmes de ce qui leur fe- rait du plaisir ou du bien et menacent de se laisser périr d'inanition ! .»• On commence à demander, dans les revues litté- raires, ce que sera la littérature au lendemain de la guerre? Question sans réponse possible, mais bien naturelle. Cette guerre est probablement la plus grande de l'Histoire ; son importance paraît devoir égaler dans l'avenir celle des événements les plus considérables : la fin du paganisme antique, l'éta- blissement de l'ère chrétienne, la Réforme, l'abo- lition de l'esclavage, l'avènement du tiers état et de la liberté politique, la Révolution française. Il semble que le premier fruit d'une pareille « fin du monde ^ », pour tous ceux qui exercent le métier de la plume, devrait être un sérieux examen de con- science qui mette d'abord en question la littérature elle-même. La littérature est-elle nécessaire ? est-elle utile ? est-elle bonne? Le temps que nous passons à écrire et à lire des articles ou des volumes, ne serait-il pas beaucoup mieux employé dans une activité plus pra- tique? Oh I comme je comprends le mépris déclaré ou secret que ressentent pour nos vaines écritures tous les braves qui se battent ! Ici je ne fais point de 1. Voyez le chapitre premier de ce volume. 92 LES LEÇONS DE LA GUERRE distinction entre les combattants; je les admire et les honore tous, autant les champions serviles de la hideuse Kultur que les hommes libres qui défendent contre elle la civilisation et le droit. Donnant leur vie, les uns comme les autres, pour sauver ce que nous avons de plus cher et de plus précieux, — cette vie même et celle de leur nation, — l'extrémité où ils sont tous réduits a fini par les rendre presque égale- ment intéressants. Allemands et alliés, indistincte- ment, tous ils nous restituent quelque chose de l'hé- roïsme fruste et sain des âges antérieurs à la littéra- ture. La parole, étant créatrice, comme l'explique saint Jean, a en elle, peut-être, moins de vanité que récri- ture : car elle tient davantage de la vie active; mais Tune et l'autre doivent commencer par rendre un profond et respectueux hommage au silence, cette source féconde de la pensée et de l'action. Le silence, disait Carlyle en extase, « le grand Silence, plus haut que les étoiles, plus profond que les abîmes de la mer! Lui seul est grand. Tout le reste est petit. » Comme le silence, la parole et l'écriture, si vaines qu'elles soient souvent, sont sacrées, à cause de leur redoutable puissance dont elles peuvent faire un usage meurtrier ou sauveur. Le moins grave abus de la parole est le bavardage; mais déjà la seule surabondance des mots est un péché, et il est écrit que Dieunousdemandera compte de toutes les choses inutiles que nous aurons dites. k SINCERITE 93 Une des meilleures leçons de rhétorique est celle que saint Paul a donnée au iv*^ chapitre de son Epître aux Colossiens : « Que tous vos discours soient ac- compagnés de grâce et assaisonnés de sel. » En d'autres termes : Ne parlez que pour dire des choses qui aient de la saveur et dites tout avec agrément. Si vous n'avez rien à dire, taisez-vous. Et si vous ne savez exprimer des choses, peut-être bonnes en soi, que d'une façon lourde et ennuyeuse, taisez- vous aussi. La médiocrité est sévèrement interdite aux poètes depuis Horace, et les purs artistes de la prose tombent, en toute justice, sous le coup de la même interdiction que les artistes du vers; mais les auteurs soi-disant utiles ne sont bons à rien, eux non plus, si l'ennui qu'ils exhalent empêche de les lire. L'action peut toujours remplacer avec avantage les paroles faibles et les écrits languissants. Aux vieux comme aux jeunes, aux invalides comme aux vaillants, — à tous, — la guerre fournit de quoi continuer sans relâche un service utile et actif. On n'a pas loujours de grands blessés à panser dans les hôpitaux, de grandes détresses à consoler, de grandes misères à secourir; mais dans quelle cir- constance de la vie n'a-t-on pas à soulager des peines morales autour de soi, à adoucir des souffran- ces physiques, à procurer de ces petites joies qui ne nous coûtent rien, mais laissent la pauvre créature que nous avons fait sourire touchée d'une recon- naissance infinie? Si, au lieu de la « dureté » à 94 LES LEÇONS DE LA GUERRE laquelle nous exhortent les brutes nietzschéennes, nous éprouvions réellement pour nos malheureux frères la millième partie de l'immense pitié qui leur est due, nous trouverions, dans le bien positif et concret à faire aux hommes, de quoi nous occuper toute notre vie : cela ne vaudrait-il pas mieux que les meilleurs écrits du monde et même que les meilleurs discours ? Les mômes faits, remarque Maeterlinck, le grand moraliste belge, les mômes passions, les mêmes pos- sibilités et des occasions à peu près identiques atten- dent et sollicitent la plupart des hommes. Les circons- tances et leur éclat diffèrent, mais bien moins que les réactions intérieures; et un événement minime et ina- chevé, tombant dans un espritet dans un cœur féconds, atteint aisément la hauteur et les proportions morales d'une conjoncture analogue qui, sur un autre plan, ébranlerait un peuple ^. Donc, commençons par nous taire et par nous recueillir : c'est la première bonne leçon de littéra- ture que la guerre nous donne. L'abîme de pensées où elle nous plonge est trop profond et trop vaste pour une brève et rapide méditation. Nous avons vécu davantage pendant ces onze mois que pendant quarante-quatre années de paix : mettons à profit cette riche et récente expérience et craignons 1. Le Temple enseveli. SINCERITE 95 d'abandonner trop tôt, pour de hâtives productions, la période féconde où les œuvres s'élaborent. Nous avons tant dit et redit les mêmes choses qu'on peut douter que nous y ayons assez réfléchi; la mono- tonie de nos articles de guerre prouve que nous ne sommes que des perroquets : la sincérité est plus variée, la vérité est plus intéressante. La littérature qui naîtra de notre rude épreuve aura moins que jamais le droit d'être insignifiante, vide de choses et toute en vaines paroles. Déjà en 1870, les jongleurs de l'art pour l'art et les adorateurs superstitieux du style qui exagéraient le prix de la forme au point de réduire à néant l'im- portance des choses, avaient fait amende honorable. Ils reconnaissaient, avec Flaubert, que l'histoire con- temporaine est une terrible réalité qui mérite qu'on lui prête une attention autrement sérieuse que si elle n'était qu'un thème littéraire pour le poète ou pour le romancier. Mais le sommeil de l'oubli, avec ses illusions et ses rêves dangereux, nous rendormit bientôt, et il en fut de notre velléité de devenir plus graves comme de la résolution que nous prîmes aussi alors de fermer nos portes à toutes les formes de l'espionnage allemand. La leçon de sagesse que nous apporte, de nou- veau, la guerre de 1914, sera, nous pouvons l'espé- rer, d'un peu plus longue durée, cette guerre sans pareille ayant, dans l'histoire de la France et dans celle du monde, beaucoup plus d'ampleur que la 96 LES LEÇONS DE LA GUERRE précédente et que toutes les autres, et les surpassant tellement dans l'horreur sacrée dont elle nous rem- plit, que l'on ose fonder sur la quantité des morts et des ruines qu'elle a déjà amoncelées l'espoir qu'elle sera la dernière. Gomme la Bible, la littérature française a ses grands textes que l'on peut commenter sans fin ; mais, à la différence des oracles plus ou moins obscurs et mystérieux que nous offrent la plupart des textes augustes, les livres sacrés de la France n'ont point d'énigmes; leurs pensées les plus syn- thétiques sont aussi claires que leurs plus limpides analyses : « Les grandes pensées viennent du cœur. » — « Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi; on s'attendait devoir un auteur et l'on trouve un homme. » — « Quand une lecture vous élève l'esprit et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage; il est bon et fait de main d'ouvrier ^ » Voilà les devises viriles et lumineuses qui demeu- rent le viatique de nos bons écrivains; ils ne s'ali- mentent pas de rébus. C'est du Nord et de l'Est qu'arrivèrent chez nous, au siècle du romantisme, les nuages que notre naïf 1. Vauvenargues, Pascal, La Bruyère. SINCÉRITÉ 97 engouement a pris pour de la profondeur. Lorsque tous les étrangers s'accordaient encore à recon- naître dans la littérature française la première de l'Europe et un modèle universel à imiter, nous admi- rions modestement comme des maîtres les auteurs mêmes qui avaient été nos élèves. Ce fut d'abord, au seizième siècle, les Italiens; puis les Espagnols, les Anglais ; en dernier lieu les Russes et, avant eux, les Allemands. Nous avons fait à nos voisins des emprunts qui n'étaient que notre propre bien restitué à ses véritables titulaires, quand ils n'étaient pas des affectalions et des singe- ries contraires à notre génie national. On a souvent parlé, en ces dernières années, de la « crise du français >>. Le mal est trop réel, quoi qu'en aient dit quelques optimistes, et l'une de ses causes doit être certainement cherchée dans l'in- fluence pernicieuse de l'esprit allemand. C'est au règne du germanisme qu'il faut attribuer, en très grande partie, le discrédit de la composition et de la forme, la déchéance de lart littéraire et la substitu- tion, dans la hiérarchie des études, de l'empire des sciences à l'ancienne royauté des lettres ; l'estime des menus faits, des connaissances réelles, devenue exclusive et tyrannique, et l'empiétement de l'éru- dition aride et ennuyeuse dans le domaine du talent, de la pensée et du goût. Toutes nos réformes pédagogiques, depuis une quarantaine d'années, ont été faites dans cet esprit. 7 98 LES LEÇONS DE LA GUERRE Nous y sommes allés de tout notre cœur, suivant nos emballements coutumiers ; mais nous avons fini par comprendre que nous avions passé la mesure, et nous avons réagi, un peu faiblement d'abord, — il est sage de ménager les transitions, — contre la barbare mode tudesque. Le cataclysme d'une seconde guerre, bien au- trement vaste et profonde que l'autre, nous dis- pense aujourd'hui de tous les atermoiements. Nous avons été infidèles à notre tradition nationale, à nos grands éducateurs classiques; il faut nettement y revenir. Quels écarts déplorables de notre passé, depuis deux cent soixante ans, que ces sombres éclipses de l'esprit français qui se sont appelées successivement symbolisme, néo-mystieisrae, impressionnisme, futu- risme, cubisme, que sais-je encore! Comment avons- nous pu prendre au sérieux des prosateurs et des poètes ridicules donnant pour le français de l'avenir un affreux galimatias contraire aux règles les plus élémentaires de l'art d'écrire; pour le nouveau vers libre, une enfilade de lignes amorphes, sans rythme, sans cadence, sans nombre, sans mesure, et le plus souvent sans ombre de sens? Appeler ce gâchis de la littérature, honorer ce dévoiement comme de la poésie, c'est une absurdité d'un tout autre ordre as- surément, mais du même calibre que ces sottises énormes de la presse boche : « L'Empire allemand ne voulait pas la guerre. )) — SINCÉRITÉ 99 « C'est la Belgique qui a commencé. » — u La France préméditait l'attaque de l'Allemagne. » L'énormité du mensonge moral égale celle de l'er- reur littéraire. L'un et l'autre cas sont des symptômes de la même corruption : à savoir l'amour malsain du faux et le mépris de la vérité. Quand on se trompe à ce point en matière de goût, et qu'on prend pour beau ce qui est évidemment horrible, on est tout dis- posé à prendre aussi le mal pour le bien. L'esprit souffle où il veut. Toute divination trop précise de ce que sera demain la littérature française risque fort de n'être qu'une erreur. Mais il est permis le dire au moins ce que l'on ose espérer et vague- ment pressentir. Il paraît assez probable que le spectacle des men- songes, de l'hypocrisie, de la mauvaise foi, dont les Germains nous ont tant écœurés depuis un an, ré- veillera, par réaction, dans tous les cœurs honnêtes, le culte de la vérité, la passion de la sincérité et de la franchise. Pendant quelque temps, on ne fera plus de longues phrases entortillées et Ton appellera toute chose et toute personne par son nom : « un chat un chat » et les Allemands des traîtres. On respectera les consciences dans la manifesta- lion de leurs convictions religieuses, de leurs néga- tions et de leurs doutes, de leurs doutes si humains, 100 LES LEÇONS DE LA GUERRE plus sincères en général que tous les jugements qui affirment ou qui nient. Peut-être alors rendra-t-on justice au pragmatisme, cette grande doctrine de li- berté et d'espérance, si mal jugée et si mal com- prise. Le dilettantisme achèvera de mourir méprisé. L'art sera de plus en plus tourné vers l'action. On voudra restituer à la langue française les qua- lités classiques qu'elle faillit perdre naguère, mais qui, jadis, dans les parlements, les cours, les chan- celleries, les tribunaux, les écoles, lui valurent l'hé- gémonie politique, diplomatique et littéraire; elle redeviendra universelle comme le soleil qui éclaire le monde. La raison, la logique, la clarté du discours seront rétablies dans leur antique honneur, et la pseudo-profondeur germanique rentrera se cacher dans ses ténèbres. Nous aurons honte du a verbe » qui n'est que verbiage, de la parole qui n'est pas créatrice ou, au moins, agissante, et nous nous rappellerons religieu- sement qu'ayant été « au commencement avec Dieu », sa gloire la plus haute sera toujours de collaborer à l'œuvre divine. VI MON DERNIER « PETIT SERMON DE GUERRE ». — L'ÉPREUVE Dédié à M. Fischbacher. 0 homme qui juges les autres, tu te condamnes toi- même, puisque tu commets les mêmes choses. (Epître de saint Paul aux Romains, II, 1.) ' Croyez-vous que les dix-huit personnes sur qui tomba la tour de Siloé, et qu'elle tua toutes, fussent plus cou- pables que les autres habitants de Jérusalem? Non, vous dis-je ; mais, si vous ne vous repentez, vous périrez tous comme elles. (Evangile selon saint Luc, XIII, 2.) Des homnies que nous voulons croire animés d'un noble souci de justice, maisauxquelsmanquaitcertai- nement le sens de ce qui est opportun et convenable, ont soulevé contre eux la conscience humaine (je ne dis pas seulement la conscience française) en refusant de condamner franchement nos ennemis et en s'appli- quant à tenir entre les belligérants une balance égale. 102 LES LEÇONS DE LA GUERRE On ne protestera jamais avec trop d'énergie contre cette fausse et injuste équité qui prétend soumettre à un jugement pareil l'agresseur et sa victime, l'of- fenseur outrageux du droit et ses généreux défen- seurs, l'Allemagne d'un côté, la France et la Belgi- que de l'autre. C'est une méprisable lâcheté que d'accorder à certains crimes des circonstances atté- nuantes qui en effacent l'horreur; c'est un mensonge mesquin de vouloir découvrir, dans la glorieuse ré- sistance au mal, des traits moins honorables qui jetteraient une ombre sur cette gloire. Non ! non! il n'est point vrai que, de part et d'autre, les respon- sabilités soient équivalentes et que nous ayons trop de reproches à nous adresser à nous-mêmes, pour conserver le droit de lever haut la tête et de dire nettement : « J'accuse ! » Je tenais à déclarer cela tout d'abord, afin de n'être point confondu avec ces juges hésitants et timides qui n'oseraient pas crier aux hommes d'Allemagne qu'ils sont de vrais démons, sans rappeler aussitôt que nous ne sommes rien moins que des anges. Mais il faut reconnaître qu'à partir d'un certain degré de généralité toutes les âmes humaines ouvrent devant les yeux du chrétien et môme du simple moraliste des abîmes de perversité pareils. Toutes les créatures de Dieu ne sont-elles pas mauvaises, méchantes, fausses, perfides, menteuses, idolâtres, avares, impures, adultères, meurtrières, ja- louses du bien d'autrui, coupables réellementou dans MON DERNIER cv PETIT SERMON DE GUERRE » 108 leur cœur de tous les crimes et de tous les péchés à cause desquels Jésus-Christ est mort ? C'est à tort que des prédicateurs ont paru sévères jusqu'à la du- reté et l'injustice, parce que, dans des calamités ter- ribles telles que la catastrophe de la Martinique ou l'incendie du Bazarde la Charité, ils avaient dénoncé du haut de la chaire, avec un religieux effroi, des châtiments expiatoires punissant les personnes qui en furent les victimes. Ces prédicateurs n'avaient rien ajouté à ce qu'enseigne l'Evangile : à savoir que nous avons toujours mérité par nos fautes les maux qui nous sont dispensés, et que tout ce qui nous arrive d'heureux doit être reçu avec reconnais- sance comme un pur don du ciel où nous n'avions aucun titre. Quand Jésus mentionne, au cha- pitre xm de saint Luc, la cruelle aventure de ces Galiléens dont le sang coula mêlé par Pilate à celui de leurs sacrifices, et l'écroulement de la tour de Siloé qui tua dix-huit personnes dans sa chute, il ne dit pas que les victimes n'eussent point mérité leur sort; il dit seulement qu'elles n'étaient pas plus cou- pables que les autres Galiléens dont Pilate épargna la vie, ou que tous les habitants de Jérusalem sur qui la tour n,e tomba point. Il faut avouer que les vérités trop générales, à force d'être générales et vraies, peuvent n'être pas très intéressantes; il est bon que Ton puisse en douter un peu, et il n'y a rien de plus incontestable, de plus reconnu, de plus banal que l'universelle mi- 104 LES LEÇONS DE LA GUERRE sère morale de l'humanité. Mais vouer à l'infamie pour la centième ou millième fois les abominations commises par l'ennemi, est-ce beaucoup plus inté- ressant? est-ce utile? Oui, cela est nécessaire à dire et à redire, tant que durent le règne du mensonge et l'ignorance de la vérité. Mais, à partir du moment où il se trouve un juste, deux justes, dix, vingt, trente ou cent jusies disant avec humilité le mea culpa de l'Allemagne (et Ton commence à voir poin- dre ces hommes de cœur), je voudrais pouvoir les laisser parler et nous taire. Malheureusement les of- ficines du mensonge allemand demeurent trop puis- santes dans le monde entier pour que le silence du mépris et la confiance dans la seule force du vrai ne courent pas le plus grand risque de rester toujours une imprudence extrême. Juger nos frères est une usurpation de la justice humaine sur la justice divine; car, pour apprécier une action mauvaise ou bonne, avec une pleine con- naissance de cause, il faudrait en pénétrer les mo- biles cachés et pouvoir embrasser toute la suite des faits : or, Dieu seul voit le fond des cœurs et la se- crète liaison des choses. Les circonstances peuvent être aggravantes ou at- ténuantes. Un juge intelligent trouvera le plus sou- vent qu'elles sont atténuantes, et ce ne sera pas seulement par bonté d'âme. La faiblesse humaine MON DERNIER « PETIT SERMON DE GUERRE )) 105 est si digne de pitié ! Il n'est pas extrêmement dif- ficile d'avoir de l'indulgence pour le Kaiser lui- même. En vérité je ne puis découvrir que les grands Intellectuels de l'Allemagne, les professeurs et les pasteurs, qu'il me paraisse tout à fait impossible d'absoudre, parce qu'ils ont commis le péché que Jésus-Christ déclare impardonnable : le blasphème contre l'Esprit. Quant au vaste troupeau des égarés, comment refuserions-nous d'admettre la possibilité constante de nous tromper sur eux quand nous les jugeons? Les imbéciles sont souvent de très bonne foi ; un aveugle peut être dangereux, mais son aveu- glement n'est pas un crime. Donc, pour faire l'apprentissage de notre faculté critique, commençons par l'exercer sur nous-mêmes, et puis continuons longtemps, continuons toujours. En nous jugeant avec sévérité, nous ne nous trompe- rons point. Toujours une sérieuse analyse intérieure nous fera voir et sentir que si, comparés à autrui, nous pouvons prétendre à une supériorité morale relative, au fond et absolument nous ne valons pas mieux que les pires. La régénérationnationale qu'on attend de répreuve que nous traversons et qui doit faire surgir une France nouvelle, ne sera réelle et profonde qu'au- tant que nous aurons dépouillé l'orgueil et la vanité du vieil homme et partagé nous-mêmes l'humilia- tion qu'il faut, sans l'espérer, souhaiter, pour son bien, à l'Allemagne vaincue, châtiée et repentante. 1Ô6 LES LEÇONS DE LA GUEHRE Voiià, je pense, la vraie doctrine de l'Evangile: mourir pour ressusciter, s'anéantir dans la poussière pour renaître et se relever dans la gloire des enfants de Dieu. Si une paix de cinquante années, mais de cin- quante seulement, nous était garantie par les gages les plus solides, par les assurances les plus formelles, les hommes même qui n'ayant que trente ans aujour- d'hui pourraient espérer qu'ils ne verront pas la fin de cette paix, penseraient sans doute que ce n'était pas la peine d'entasser tant de ruines et tant de deuils pour un demi-siècle de répit. C'est pour l'absolu que l'homme travaille. Ce n'est point à une guerre, si grande qu'elle soit, c'est à la guerre qu'il rêve de mettre fin. Le pacifisme a raison lors même que sa chimère ne devrait jamais se réa- liser. Il faut vouloir le tout pour avoir une partie ; il faut ambitionner l'étoile des héros pour être un brave; il faut tendre à la perfection pour être sim- plement un vrai honnête homme. Oui, c'est l'idéal, et ce n'est rien de moins qui, seul, doit être notre but. Mais, si nous ne réussis- sons pas à l'atteindre, ne perdons point courage ; le découragement serait absurde, puisqu'il entre dans la définition même de l'idéal qu'il ne peut jamais être atteint. Il est vrai qu'on ne fait pas la guerre pour la MON DERNIER « PETIT SERMON DE GUERRE » 107 guerre ; on la fait, afin de conquérir le grand bien d'une paix victorieuse et qu'on espère définitive ; mais, quand la paix est obtenue, il peut manquer quelque chose d'essentiel au combattant qui s'était fait de la guerre une habitude, un besoin, une vie. Là est l'invincible force du paradoxe contre lequel nous protestons et avons raison de protester : que la guerre est nécessaire, qu'elle est l'état naturel de l'homme, qu'elle est voulue de Dieu, éternelle et divine. ïl faut faire tout ce qui est en notre pouvoir pour donner tort à cette doctrine funeste dont le triomphe serait le retour à la barbarie, le règne de l'enfer et non celui de Dieu ; mais ce n'est point un monstre en morale, ce n'est qu'un paradoxe^ c'est-à- dire une thèse qui fait violence à des idées reçues, non à l'indiscutable vérité. Il y a des vérités contradictoires que nous de- vons admettre à la fois dans leur opposition, mais en cherchant, de toute noire foi en une vérité plus haute, la synthèse qui les concilie. Telles sont ces deux paroles contraires de Jésus* Christ : « Heureux les pacifiques ! » et, un peu plus loin : « Je ne suis pas venu apporter au monde la paix, mais l'épée. » Mais sont-elles donc si contraires Tune à l'autre ces deux paroles divines? Le secret de leur harmonie n'a rien de mystérieux, si la guerre — qui nous est imposée par Dieu lui-môme et qui durera sans fin — est celle que nous avons à sou- tenir contre le mal sous toutes ses formes : le péché, i 108 LES LEÇONS DE LA GUERRE la misère, la douleur, l'iniquité sociale, le vice, la pauvreté, la maladie, la mort... La bonne guerre est à continuer toujours et partout. A ceux qui veulent se battre, l'ennemi ne manquera jamais. La paix avec le monde serait la défaite lâchement acceptée sur toute la ligne des combats. Le salut des hommes par la mort volontaire d'un enfant de Dieu est un mystère si incompréhensible qu'il est permis de dire, sans blasphémer, que le Sauveur lui-même ne l'a pas compris d'abord. Nous le voyons hésiter sur ce que le Père veut de lui :une victoire glorieuse ou un sacrifice sanglant? La vo- lonté céleste ne lui fut clairement révélée que sur la croix: alors seulement il vit, dans ce gibet d'infa- mie, le trône d'où il allait régner sur le monde. La vertu purifiante de l'épreuve humblement ac- ceptée est une idée propre au christianisme, qui n'a rien d'équivalent dans la morale antique; car l'or- gueil, qui soutenait et qui inspirait les sages du stoïcisme, est le contraire de l'esprit chrétien. Si nous pouvions garder le moindre doute sur le recul moral qui a fait rétrograder l'Allemagne jusqu'à la nuit du paganisme la mieux caractérisée, considé- rons seulement, encore une fois, le premier et le plus frappant symptôme du délire où la jette l'excès de son infaluation : le refrain Deutschland uber Ailes sufflt. Ce mot d'ordre n'est peut-être pas sans proto- MON DERNIER « PETIT SERMON DE GUERRE )) 109 type dans l'histoire ancienne, s'il rappelle à notre mémoire le peuple élu d'Israël et le « Dieu des ar- mées » ; mais c'est un démenti à tous les textes célè- bres qui sont les devises variées de la religion nou- velle fondée par le Christ. Subir vaillamment l'épreuve est d'un homme; l'accepter philosophiquement est d'un sage ; en re- mercier Dieu est d'un chrétien. Mais l'action de grâces n'aurait point de sens, si l'épreuve n'était pas un bienfait. Il faut qu'elle nous retrempe et nous sauve. Le malheureux que son malheur aigrit et révolte rend sa souffrance plus insupportable par les plaintes dont il l'envenime. On n'a pas tort de dire que les larmes soulagent; mais elles ne peuvent nous faire du bien que si elles sont douces et sans amertume. Parce que nous avons des âmes petites, les petites épreuves nous sont plus sensibles souvent que les grandes. La mort d'un être bien-aimé peut survenir à point, pour nous avertir qu'il est honteux de pleur- nicher sur un plan contrarié ou sur une partie de campagne remise. Le vrai pauvre, qui manque du nécessaire, admire avec stupeur et avec envie nos désespoirs grotesques devant un désastre financier qui ne nous prive ni d'un plaisir ni d'une friandise. En ce moment la guerre nous éprouve tous plus ou moins. Plusieurs de ses victimes sont accablées au delà de toute mesure. Un petit nombre est obligé de reconnaître que le sort ou, en langage chrétien. 110 LES LEÇONS DE LA GUERRE la Providence les a beaucoup ménagés. Comparés aux grands infortunés, ils sont presque indemnes, n'ayant un peu à souffrir que des contrecoups de la calamité commune. Il est permis d'estimer que la plupart de ceux qui appartiennent à cette catégorie médiocre n'ont pas assez souffert personnellement pour leur profit moral et pour le salut de leurs âmes. Combien ne rencon- trons-nous pas de ces épargnés auxquels nous souhaiterions, sans méchanceté, l'explosion d'un petit obus dans leur jardin, pour leur apprendre ce que c'est que les ravages de la guerre ! Les privilégiés de la Fortune sont, en général, ceux qui récriminent et murmurent le plus. On se trom- pera toujours quand on cherchera dans les choses extérieures la mesure du bonheur ou du malheur d'un homme : c'est uniquement en lui qu'elle se trouve. Un général en retraite de ma connaissance ayant eu son fils, officier d'avenir, tué, cet hiver, par une balle allemande reçue en plein front, je lui écrivis pour lui témoigner ma sympathie. Il me répondit par une lettre si sereine, j'allais dire si joyeuse, que j'en fus presque déconcerté et que je me deman- dai d'abord s'il n'y avait pas un peu d'exagération dans un pareil empire sur les mouvements les plus naturels et les plus légitimes de la sensibilité. Non, ce général à l'àme cornélienne, grand patriote et bon chrétien, était sincère et vrai. 11 se réjouissait le MON DERNIER « PETIT SERMON DE GUERRE » 141 plus simplement du monde, comme le vieil Horace, d'être le père d'un héros tombé au champ d'honneur pour le service de la patrie. Il aurait, sans étonne- ment, reçu des félicitations. Jésus-Christ a mis ses disciples en garde contre ce jugement superficiel des Pharisiens, — que ceux qui jeûnent , qui assombrissent leur visage et font de lon- gues prières sont manifestement plus justes devant Dieu que la femme adultère et que les gens de mau- vaise vie. On s'accorde à louer, avec émerveillement, l'éton- nante gaieté naturelle que nos « Poilus » conser- vent dans le service si pénible et si périlleux des tranchées ; souvent leur gaieté s'accompagne d*une pointe d'imagination libertine qu'il ne faudrait pas censurer avec une sévérité trop morose ; car cette humeur gaillarde n'énerve point leurs vertus viriles, elle est un héritage du plus français de nos rois quit- tant le lit de sa maîtresse pour entraîner ses hommes derrière son panache blanc sur le chemin du devoir et de l'honneur. Juger les autres est toujours une entreprise sca- breuse et un exercice peu utile, puisque les appa- rences trompent et que nous ne voyons que les appa- rences. Sans contredit, il y a plus de profit à nous étu- dier et à nous connaître nous-mêmes. Cependant la méditation intérieure est moins in- 112 LES LEÇONS DE LA GUERRE dispensable à notre bien spirituel que ne le pensaient les moralistes du vieux temps. L'action lui sera tou- jours préférable, surtout dans une crise comme la nôtre. La guerre, que nous continuerons jusqu'à la victoire, le prouve d'une manière éclatante. Voyez nos braves soldats au feu : ils n'ont pas le temps de penser; ils ne se replient pas sur eux- mêmes pour s'interroger, pour s'analyser ; ils ne se demandent pas avec angoisse si leur épreuve est une dispensation divine et si elle sert à leur sanctifica- tion. Mais ils montrent que Dieu est là et les bénit, en continuant défaire leur devoir avec simplicité. Ils sont chrétiennement unis dans l'espérance et la cha- rité fraternelle. Ils obéissent. Ils combattent. Ils meurent. Et la France les remercie. Et le monde entier les admire. Et Dieu les récompensera. Ils vaincront. APPENDICE I LE MOT « BOCHE » i Le Temps, 17 avril 1915. « Sans doute en aurons-nous fini avec les Boches, que nous aurons encore affaire à leur nom. C'est un jeu qui ne plaît pas seulement aux philologues, mais aux profanes aussi. Nous recevons des consultations toutes chargées d'érudition. L'un de nos correspon- danls, qui est un épistolier abondant et verveux, avait contesté les déductions de M. Sainéan. « Boche ne vient pas de caboche », protestait cet étymolo- giste qui signe d'un pseudonyme euphonique et sin- gulier : « Révérend Bubule ». Il suffit selon lui d'appliquer la règle de Taphérèse, et il conclut : « Boche vient d'Alboche. Alboche et Boche sont de Paris. Malgré leur air, ils ont pris naissance dans la langue populaire et non dans l'argot. » 1. Les « Bocbes », comme on les nomme si bien (p. 6). 8 114 LE MOT « BOCHE » Mais doutant peut-être que la loi de l'aphérèse nous semble une autorité suffisante, le Révérend Bubule en appelait au savoir et au jugement de M. Paul Stapfer. Nous avons transmis son appel à l'éminent doyen honoraire de la Faculté des lettres de Bordeaux, qui a bien voulu répondre. Il n'a pas donné à sa sentence le ton solennel qui rend si plai- sants d'autres avis qu'on a vu publier. On n'est pas forcément pédant quand on est philologue. Et M. Paul Stapfer nous a adressé la lettre que voici : « Vous me faites trop d'honneur, et votre corres- pondant aussi, en m'interrogeant sur un point de langue, moi qui depuis tant d'années n'étudie plus guère les questions de grammaire ni même celles de littérature. L'intérêt des choses a bien supplanté pour moi celui des formes, surtout en ces jours-ci ! « Je n'ai aucune doctrine personnelle sur l'origine du mot boche; mais s'il faut avoir un avis quelconque. Voici r w opinion probable » à laquelle je me rallie- rais volontiers. (( On a dit d'abord « un Alboche » pour « un Alle- mand », par un facétieux emploi d'une terminaison qui ne signifie rien, mais dont les exemples abon- dent dans la langue des jeunes potaches. Ma mé- moire ne me présentant pas sur-le-champ un de ces exemples, nous pouvons très bien nous contenter de celui que M. Sainéan vous a offert dans sa lettre du 29 mars : artijîot pour artilleur. La syllabe flot ne LE MOT « BOCHE » 115 veut rien dire du tout ; c'est un non-sens; c'est « pour soy rigoler », comme eût dit notre maître Rabelais, et je pense qu'il en fut ainsi d'abord des deux der- nières syllabes d'Alboche. « Mais des gens d'esprit qui n'aiment pas à parler pour ne rien dire ont senti le besoin de prêter un sens à ces syllabes. Ils ont dit « un Boche » tout court, et ils ont aisément rattaché la signification de ce mot à celle d'autres qualificatifs du même genre et non moins désobligeants, qui commencent par un B : Bêle, Brute, Bèta, Bougre, Balourd, Bûche, tête de Bois, etc. « Voilà ma petite explication, qui n'a pas le mérite d'être neuve, car il me semble avoir déjà lu je ne sais où, et peut-être ici même, quelque chose d'ap- prochant. « Prenez-la pour ce qu'elle vaut, c'est-à-dire pour peu de chose et continuons, mon cher confrère, à faire la guerre avec notre vieille plume, puisque, pauvres bras inutiles que nous sommes, nous n'avons pas d'autres obus pour bombarder ces Brutes, ces Butors, ces Bélitres, ces ânes Bâtés, ces Bornes, ces Blocs, ces Brigands, ces Bandits, ces Barbares..., ces Boches. « Paul Stapfer. » APPENDICE II SOIS BON Etude de morale sociale et privée Juin 1914. Un enfant naît : sa place parmi les hommes, humble ou élevée, commence par être celle de ses parents. Il pourra ensuite monter plus haut qu'eux par le travail, Tintelligence, l'adresse ou la bonne fortune, descendre beaucoup plus bas par sa faute ou par le mauvais sort ; mais ce qu'il deviendra dépend avant tout et dans une proportion incom- mensurable de ce qu'il est au point de départ, c'est- à-dire de la situation de ses parents. Triste ou gai, vaillant ou sans courage, heureux ou malheureux, son caractère est déterminé d'abord par sa santé physique, par le cadre où s'agite sa vie, par de loin- taines influences héréditaires, par l'exemple pro- chain, par une suite infinie de circonstances anté- SOIS BON U7 rieures ou postérieures à sa naissance, par tout un accablant amas de causes diverses, adventices ou innées, externes ou profondes. L'éducation, la volonté pourront réagir en quel- que mesure contre les tendances naturelles, de sorte que l'adolescent ou l'homme fait sera l'auteur res- ponsable de son caractère et de sa destinée jusqu'à un certain point ; mais la liberté de l'esprit, si active et si puissante qu'on la suppose, ne pourra jamais qu'amender plus ou moins la matière reçue de la nalure, elle ne saurait la changer essentiellement.il est trop clair que nous ne sommes absolument pour rien dans l'occurrence toute fortuite qui nous a fait naître riches ou pauvres, intelligents ou stupides, enclins à la bonté ou à la méchanceté; et si plus tard nous devenons capables de corriger un peu l'œuvre de la nature, la part de la volonté libre n'empêchera point celle des nécessités fatales d'avoir été la pre- mière et de rester prépondérante. On serait tenté de voir et d'adorer le bienfait d'une sage Providence dans l'inconcevable légèreté avec laquelle nous oublions des choses qui feraient notre supplice si nous y pensions autant qu'il serait juste : dans quelles angoisses passerions-nous notre vie si la pensée de la mort nous obsédait constamment, comme cela serait naturel et comme le voudraient certains moralistes 1 Et si nous songions tous les jours : « Pourquoi ne suis-je pas, moi, ce miséreux qui m'implore ; ce malade qui va mourir faute des soins 118 SOIS BON qui lui manquèrent toute sa vie et que j'ai chez moi en abondance ; ce paria de la société dont une édu- cation qu'il n'a point choisie a fait fatalement un criminel?... » nous serait-il possible de continuer à jouir en paix de notre richesse, de notre santé, de notre honnêteté relative? Il n'y a point d'homme tant soit peu capable de réflexion qui n'ait dû être vivement frappé, au moins une fois en son existence, de la prodigieuse iniquité des conditions humaines; mais la plupart se hâtent d'oublier celle vision, effa- cée aussitôt qu'aperçue; peu la rappellent volontiers ou par devoir à leur souvenir, et seule une minorité excessivement rare tire de cette constatation dou- loureuse les conséquences pratiques qui devraient toujours en résulter. Une seule conduite serait logique pour l'homme qui a senti comme il faut la misère de ses frères : le dévouement de saint François d'Assise ou le re- noncement de Tolstoï. Vinel pensait que, si nous saisissions à la fois la masse et les détails des maux sous lesquels l'humanité gémit, nul cœur d'homme ne pourrait soutenir ce poids écrasant et que tout ce qui vil, tout ce qui sent, tout ce qui pense mourrait de pitié et d'horreur... Quand Montaigne rencontra des a Cannibales » à Rouen, c'est-à-dire trois indigènes du Brésil pré- sentés à la cour comme des curiosités exotiques, il voulut connaître leurs impressions sur la société si I SOIS BON 119 nouvelle pour eux où ils se trouvaient transportés ; impressions bien propres à plonger un moraliste dans un abîme de pensées et qui durent faire réflé- chir profondément l'auteur des Essais, mais qu'il rapporte sans commentaires, comme sil eût eu trop de choses à dire. Les Cannibales s'étonnaient sur- tout de deux bizarreries absolumenl stupéfiantes pour leurs yeux ingénus :1a première, c'était de voir tant de solides gaillards, grands, forts, barbus et armés, obéir à un roi enfant; la seconde, c'était que, la société comprenant deux classes d'hommes, d'une part, des gens « gorgés de toutes sortes de commo- dités », d'autre part, des malheureux « mendiant à leur porte, décharnés de faim » et de misi^re, la fe moitié nécessiteuse « souffrît une telle injustice », ne prît pas « l'autre à la gorge » et « ne mît le feu à leurs maisons ». Dans son sermon sur VEminente dignité des pauvres, Bossuet a posé fortement la question sociale : Quelle injustice, mes frères, que les pauvres portent ^tout le fardeau, et que tout le poids des misères aille [fondre sur leurs épaules ! S'ils s'en plaignent et s'ils m murmurent contre la Providence divine, Seigneur, [permettez-moi de le dire, c'est avec quelque ombre de [justice: car, étant tous pétris d'une même masse, et ne Ipouvant pas y avoir grande différence entre de taboue >t de la boue, pourquoi verrons-nous d'un côté la joie, La faveur, Taffluence; et de l'autre la tristesse, et le dé- [sespoir, et l'extrême nécessité, et encore le mépris et la servitude? Pourquoi cet homme si fortuné vivraiL-il dans 120 SOIS BON une telle abondance et pourrait-il contenter jusqu'aux désirs les plus inutiles d'une curiosité étudiée, pendant que ce misérable, homme toutefois aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille ni soulager la faim qui le presse? Dans cette étrange inégalité, pour- rait-on justifier la Providence de mal ménager les trésors que Dieu mot entre des égaux, si par un autre moyen elle n'avait pourvu aux besoins des pauvres et remis quelque égalité entre les hommes ? Dans rhistoire évangélique, Jésus ayant dit au jeune riche si content de lui-même que, pour plaire à Dieu, il avait encore une chose à faire : vendre tout ce qu'il possédait et le donner aux pauvres, celui-ci « s'en alla tout triste, car il possédait de grands biens ». Il eût pu arriver que Notre Seigneur rencontrât une âme d'élile, un cœur généreux et enthousiaste qui se serait empressé de suivre l'exhor- tation divine, et l'Evangile aurait offert ce cas excep- tionnel à l'émulation des autres hommes, sans espé- rer comme sans craindre que les imitateurs fussent jamais très nombreux. Car les individus qui exagè- rent leurs charités ou leurs abstinences, les altruistes complets et les ascètes sont tellement rares que leur exemple est sans aucun danger dans le train ordi- naire de la vie et qu'on peut souhaiter sans la moin- dre inquiétude le succès d'une propagande si peu exposée au risque d'excéder la mesure. Les vrais sacrifices et les grands dévouements ont un prix infini dans l'universelle médiocrité morale, pour en- SOIS BON m tretenir le feu sacré p^râce auquel le foyer des vertus de l'humanité égoïste garde un peu de chaleur et ne s'éteint pas tout à fait. Mais si, comme il peut arriver, la prédication du renoncement entraîne la liquidation sociale des propriétés individuelles et allume un de ces vastes incendies où les richesses du voisin périssent par force avec celles que nous cédons de bonne grâce, nous douterons alors que nous soyons restés dans la vérité avec Jésus-Chiist. Et voilà pourquoi tous les vrais chrétiens sont charitables pour leurs frères, mais tous ne sont pas socialistes. La charité, qui a inspiré à saint Paul une page sublime, avait toujours passé, jusqu'à Tordre nou- veau du temps présent, pour la plus haute des quatre grandes vertus chrétiennes; car l'idée de la foi reste soumise à des définitions controversables et Vespé- rance n'est qu'une foi timide, inquiète et atténuée. Quant à ['humilité, il n'en est pas fait mention dans cette page célèbre. Nous a\ons bien cliangé tout cela! Ce qui était « la plus grande et la meilleure chose » selon saint Paul, — la charité, — si univer- sellement louangéejadis,a cessé d'avoir « une bonne presse». Le mot n'est plus en honneur, OnTévite, on le remplace par des synonymes, — solidarité, philan- thropie, altruisme, etc., — qui, comme tous les sy- nonymes, ne sont point le mot pi opre. Les dons de la charité ou de Vamour (voilà, ce» te fois, deux vrais équivalents) avaient pour caractère essentiel 122 SOIS BON d'être gratuits, semblables en cela au don par excel- lence de l'amour divin, à celui qui est le type de tous les autres : le don que Dieu a fait à l'humanité d'un Sauveur. Notresiècle substitue à la notion de la graluitécelle d'une restitution ou d'une réparation. Le devoir de la charité implique, en effet, un droit correspon- dant: plus la revendication de ce droit sera exigeante et âpre, — et elle le devient de plus en plus, et il est inévitable, il est juste qu'elle le devienne chaque jour davantage par l'accès des classes déshéritées aux lumières qui restèrent longtemps le privilège d'une aristocratie, — moins les riclies mériteront de reconnaissance pour s'acquitter d'un devoir qui désormais les sollicite comme une menace, non plus comme une prière. La charité finit même par prendre l'aspect d'une très mauvaise plaisanterie. Son obole rappelle, comme l'a dit joliment un moraliste ^l'écu que, dans certaines histoires de voleurs, des brigands cour- tois laissent aux voyageurs qu'ils détroussent; ou encore elle ressemble, selon une spirituelle image de Tolstoï, à la commisération d'un homme valide qui, porté sur les épaules d'un infirme, le plaindrait de tout son cœur et promettrait monts et merveilles pour améliorer sa condition, mais, en attendant, n'aurait garde de commencer par descendre de des- 1. Alexandre Martin, les Crises d'une âme, p. 87, SOIS BON 123 sus son dos. Orgueil chez ceux qui font l'aumône, humiliation pour celui qui en est Tobjet, voilà ce qui a discrédité absolument en doctrine cette forme vulgaire de la charité, — l'aumône, — qui s'em- presse d'ailleurs, dans la pratique, de se donner mille démentis, comme le fait le bon M. Bergeret, dans une scène excellente d'Anatole France. Elle ne s'y empresse pas toujours. Notre avarice et notre égoïsme naturels sont trop heureux qu'on vienne leur dire : « Halte-là! ne donnez point. Ce serait une mauvaise action. » Si la prédication de la charité est quelquefois inopportune et s'il peut être sage d'averl ira voix basse une prodigalité indiscrète, la prédication contraire n'est jamais utile ; c'est au moins du temps perdu qu'un grand discours persua- sif concluant à resserrer encore des mains fermées d'avance et des cœurs rétrécis. Aujourd'hui tout le monde est socialiste, en ce sens que tout le monde espère ou attend avec crainte et que personne ne croit possible d'éviter une révo- lution radicale et plus ou moins violente dans la condition des ouvriers et des domestiques, conti- nuant et achevant celle où l'esclavage fut aboli. Mais il y a un mauvais socialisme qui se réjouit de la violence et, loin de vouloir la discipliner, l'excite tant qu'il peut; et il y en a un autre qui n'est guère meilleur et qui consiste à regarder tranquillement venir, sans prendre la peine de rien faire pour régler iU SOIS BON sa marche et son triomphe, l'ordre nouveau dont l'avènement s'annonce comme une nécessité fatale. Le bon socialisme ne diffère pas essentiellement de la vieille charité. Il aime. L'amour peut rester ab- solument étranger au mécanisme de la bienfaisance sociale. Ce qui rend ce mécanisme si peu intéres- sant aux yeux de certains esthètes du bien pour les- quels la charité est d'autant plus belle qu'elle est moins réglée, c'est qu'il diminue jusqu'à l'abolir le prix des initiatives individuelles et qu'en remplaçant le libre jeu des bonnes volontés par l'obligation lé- gale de l'assistance publique, il peut donner ce dé- plaisant spectacle et ce produit bizarre d'une société qui fait le bien et cependant ne se compose que d'as- sez méchantes gens. Le succès de certains sophismes, en rendant leur réfutation nécessaire, peut prêter l'aspect de la nou- veauté et un regain de valeur utile aux vérités les plus anciennes. G est ainsi qu'il est devenu possible, depuis quelques années, de parler et d'écrire en fa- veur de la cause qui semblait avoir le moins besoin d'apologistes, la bonté, sans encourir le reproche de ressasser des lieux communs et d'enfoncer des por- tes ouvertes. Un homme d'une grande culture et de beaucoup d'esprit, que le goût perverti de notre décadence a seul pu admirer comme un auteur de génie, Frédé- SOIS BON 425 rie Nietzsche, s'est amusé, pour étonner le monde, à construire la théorie philosophique des actes et des sentiments inhumains qui suscitent les beaux crimes et conduisent leurs auteurs quelquefois sur le trône et, plus souvent, à l'échafaud. Nietzsche est un au- teur singulièrement piquant, à coup sûr, piquant de toute son armure de porc-épic; c'est même un excitateur d'idées fécond et suggestif; en scandali- sant il fait penser, et l'on profite plus à la lecture de ce génie méchant qu'à celle de la plupart des sages ; mais qu'on l'ait pris au sérieux, qu'on l'ait honoré comme un guide et comme un maître, qu'on n'ait pas vu dans l'extravagance de ses paradoxes les simples prodromes de la folie aiguë où il devait finir sa triste existence, c'est un signe éclatant de la badauderie du public et de la Ceux de nos amis dont les idées paraissent si différentes des nôtres ont reçu la même éducation que nous ; ils font d'autres raisonnements, mais ils n'ont pas une autre manière de raisonner : il ne serait donc pas difficile de nous entendre si l'intel- ligence pouvait garder sa liberté et sa maîtrise au milieu des troubles violents de la volonté passionnée. Une divergence extrêmement légère d'orientation au point de départ aurait souvent suffi pour changer la direction de toutes nos idées et, par suite, de toute notre vie. Les occasions de nos convictions les plus fermes sont extérieures et superficielles : il nous est fort utile de réfléchir sur cette infirmité de notre pauvre nature pensante, afin que nous en devenions plus humbles; mais, juste ciel! comme cette constatation est dangereuse ! C'est la plus décourageante leçon de scepticisme que l'homme l. Union de libres penseurs et de libres croyants, séance du 7 décembre 1913. I SOIS BON 151 puisse se donner à lui-même. Quand par la réflexion on en vient à se dire, comme l'héroïne de Voltaire : J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux, Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux, on est intelligent à Vexcès, j'entends, au degré que Vinet trouvait non à désirer, mais à craindre, quand il écrivait dans ses Etudes sur Pascal (p. 85) : « Sup- posez un être qui ne soit qu'intelligence, vous pou- vez compter qu'à cause de cela même il sera profon- dément et incurahlement sceptique. » Il est effrayant de penser que la forme individuelle de notre mentalité et les sources générales où nos idées prennent leurs cours « ne sont pas de notre choix et élection », comme Pierre Charron s'exprime ; que ^<. la nation, le pays, le lieu donne la religion »; ou, comme l'avait déjà dit Montaigne, que « nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes périgourdins ou allemands». Et pourtant quoi de plus indubitable? Pour voir cette évidence, l'homme n'a qu'à ouvrir son esprit et ses \eux. Lorsque, en 1898, je pris part à la campagne pour Dreyfus et donnai au. Siècle mes Billets de la province^ c'est sans hésitation, sans réserve, sans une ombre de doute que je me jetai dans la mêlée, et j'estime aujourd'hui que je n'eus point tort d'avoir cette foi entière en l'excellence de la cause. Pour agir, il faut croire en bloc, dur comme fer ; une foi qui s'examine et se juge est comme un vase 152 SOIS BON fêlé, c'est-à-dire brisé, qui, peu à peu ou tout d'un coup, laissera fuir la précieuse liqueur. Mais mon intransigeance ne pouvait être de longue durée. On n'a pas fait le métier de critique pendant une qua- rantaine d'années sans avoir appris à rentrer en soi- même, à se retirer dans cette « arrière-boutique » où mon maître Montaigne exerçait sur sa propre per- sonne son art d'analyser le cœur humain et les pas- sions d'autrui. Dans un « Examen de conscience )) daté de 1899, j® confessai publiquement * qu'une chose essentielle avait manqué à « Michel Colline » pour écrire un bon livre : la charité. Ton pamphlet, disais-je en m'adressant à mon aller ego, est rempli de l'orgueil le plus dur et le plus mépri- sant... L'indignation peut avoir du bon, mais la fureur et l'ironie ne font nul bien... Qui sait si dans un autre milieu, avec des habitudes d'esprit différentes, tu n'aurais pas trouvé juste l'injustice qui révolte ta con- science et ta raison?... Je revins plus explicitement sur cette idée dans un dernier Billet de la province écrit en sep- tembre 1900 et qui est resté inédit : ...Nous autres, protestants ou libres penseurs, nous avons des principes moraux et des habitudes intel- lectuelles qui sont à nous très spécialement. Dissolus peut-être dans notre conduite et absurdes dans nos discours, nous sommes rigides en doctrine. Nous n'ad- 1. Publié d'abord dans le Siècle, puis dans mes Réputations littéraires, 2* série. SOIS BON 153 mettons point qu'il |y ait avec la morale des transac- tions, avec le devoir des compromis, avec la vérité des tempéraments et que, de propos délibéré, on puisse faire aucun bien avec du mal. Nous n'admettons pas non plus qu'on puisse nous imposer d'autre règle, pour croire qu'une chose est vraie ou fausse, que la lumière de notre raison. Ces idées sont devenues tellement consubstantielles à nos esprits, qu'elles nous semblent devoir être celles de tout être pensant. Nous avons une répugnance ex- trême à concevoir une manière de sentir et de penser qui en soit la contradiction ouverte. Et il est bien pos- sible que des vérités si vraies soient, en effet, approu- vées à voix basse ou superficiellement acclamées par tous les hommes dès qu'ils les entendent affirmer; pour- tant il faut reconnaître qu'un nombre considérable de personnes éclairées et instruites n'en ont jamais subi l'influence. L'abdication de l'intelligence et de la volonté est le grand principe du catholicisme. L'hérédité et l'éduca- tion entretiennent dans cette discipline les esprits mêmes qui, rejetant les dogmes, se flattent d'avoir échappé à la domination de l'Eglise. Sa griffe demeure empreinte sur tous les sujets, fidèles ou émancipés, de son empire. Une certaine morale, une certaine philo- sophie, une certaine logique, une certaine conception de la pohtique et de l'histoire achèvent l'œuvre péda- gogique du prêtre. Et les raisons spécieuses ne man- quent pas pour faire, du renoncement à l'effort indivi- duel, une vertu. ... Aucun gouvernement, aucune société ne serait possible si l'on ne faisait pas aux institutions militaires et judiciaires le crédit de certaines erreurs, de certaines injustices qu'il vaut mieux supporter que d'ébranler le 454 SOIS Bow fondement même de l'ordre public en s'insurgeant contre leur autorité. Un petit capitaine juif a été con- damné à tort : hélas ! c'est bien possible; mais l'instruc- tion de la cause n'était pas de notre compétence et nous trouvons malheureux que tant de profanes se soient mêlés de cette affaire. Les méprises du genre de celle dont vous alliez faire l'occasion d'une révolution arri- vent continuellement. Pourquoi celle-ci, par une excep- tion unique, vous a-t-elle fait perdre toute mesure ? Y a-t-il la moindre proportion entre un accident déplora- ble, mais commun, et l'assaut qu'au sujet de cet acci- dent vulgaire vous commenciez de livrer à nos institu- tions? L'ordre matériel qui nous permet de vivre est d'un tel prix qu'il vaut bien d'être payé par quelques accrocs à l'ordre idéal. Fermons les yeux sur les envers et les dessous du tissu brillant de notre existence. Un bon citoyen doit savoir sacrifier à la paix publique les préférences subjectives de sa philosophie et placer au- dessus de tout les indispensables conditions de notre vie nationale : à savoir la soumission aux autorités établies, le respect de la chose jugée, la foi en la jus- tice, enfin la confiance aux chefs de l'armée, qui est notre rempart contre l'ennemi extérieur et l'ennemi intérieur. Voilà mon dernier « Billet de la province ». On pourra trouver juste ma conclusion si l'on veut, avant tout, maintenir entre les hommes la paix, la bienveillance, qui certes ne saurait jamais être une mauvaise conseillère, mais à la condition qu'en res- tant toujours la bonté elle ait quelquefois le courage de faire du mal. L'affaire Dreyfus, à travers ses vio- lences, a fait, en somme, beaucoup de bien. SOIS BON 455 Si les artisans de la civilisation avaient trop obéi en tous les temps aux conseils de la douceur qui épargne et conserve, rien de grand n'aurait paru dans rhistoire : ni la philosophie antique, ni le christia- nisme, ni la Réforme, ni la Révolution, ni aucun re- nouveau considérable des formes de la pensée, de l'art et de la vie. C'est parce qu'il y a des cœurs qui ont foi au droit sans tolérer que l'injustice puisse le faire fléchir, c'est parce qu'il y a des esprits qui croient à la vérité sans laisser le mensonge voiler sa face auguste, que le progrès accomplit son œuvre, que la vie mérite d'être vécue, que le monde vaut la peine que l'on y endure tant de maux et que l'homme peut adorer Dieu Dans toutes nos discussions, nous devons soi- gneusement nous interdire jusqu'à l'apparence de deux accusations qui sont des injures : le grief de mauvaise foi et celui de stupidité. Car, si l'adversaire n'a pas un sincère amour de la vérité, il est inutile de la lui faire voir, et il en est de même s'il n'a point d'intelligence. 11 faut donc lui faire l'honneur de le tenir hautement pour capable de chercher, de re- connaître et d'aimer le vrai, afin de l'y engager et de l'y aider par cette présomption flatteuse. Dans l'afl'aire Dreyfus, l'évidence étant matérielle (il ne s'agissait que de faits à constater), il était assez difficile d'échapper à ce dilemme : vous êtes 456 SOIS BON des sots — ou des coquins ; et comme rien n'est plus irritant qu'un sourd qui ne veut pas entendre, ma colère pouvait avoir son excuse. Dans les choses de foi, c'est-à-dire dans l'ordre des vérités qui ne sont pas et ne peuvent pas être démon- trées, la colère, même sainte, est déraisonnable ; et pourtant rien n'est plus fréquent que cette aberra- tion, ni plus naturel quand on y réfléchit. Ce qui nous irrite alors et nous exaspère, c'est le dépit de ne pouvoir apporter dans le débat aucune preuve objec- tivement convaincante : en sorte que nous nous fâchions tout à l'heure parce que l'adversaire ne vou- lait pas voir la vérité, et que nous nous fâchons à présent parce que nous ne pouvons pas la lui mon- trer. Cependant, s'il y a une polémique où la cha- rité soit une conduite habile en même temps qu'un devoir, c'est la polémique religieuse, puisque le suc- cès idéal qu'on y vise, pur de tout égoïsme, est le bien spirituel de nos frères. J'ai fait l'essai de cette nouvelle campagne en 1906. La thèse que je soutenais était généreuse; c'était celle de l'amour fraternel, je veux dire de la réconciliation des deux partis, les orthodoxes et les libéraux, parmi les protestants. Malheureusement, ma façon d'aimer mes frères orthodoxes rappelait un peu trop celle d'un homme très vif, accusé d'avoir jeté sa femme par la fenêtre, qui se justi- fiait devant le tribunal en ces termes : « J'étais furieux, mon président ; songez donc : elle refusait SOIS BON 157 de croire à mon affection ! » Je prêchais l'union et la concorde en insistant sur ce qui divisait les sectes ; ma prédication de paix n'était qu'une guerre à l'ortho- doxie. Assurément je n'ai opéré aucune conversion. Et à quelle croyance d'ailleurs eussé-je pu convertir? Une critique exclusivement négative ne saurait avoir qu'une utilité négative aussi. C'est peu de chose de détruire ce qui est faux, puisqu'un men- songe qu'on n'a pas remplacé peut être regrettable. Ce résultat ne me suffisait donc point et je voulais, comme tous les apôtres, construire sur les ruines de l'erreur une vérité bonne. Dans le grand remue-ménage et dans le désarroi de toutes les idées religieuses et métaphysiques du temps présent, je puis au moins me rendre cette jus- tice que j'ai eu constamment à cœur de produire des écrits qui aident tant d'esprits ballottés et d'âmes inquiètes à s'arrêter et à se reposer quelque part. Des noms généraux sont nécessaires : libé- ralisme, modernisme^ mysticisme, pragmatisme, Ji- déisme, etc., pour résumer les différents groupes d'idées qu'un écrivain philosophe peut présenter à ses lecteurs : mais personne n'ignore combien ces dénominations sont trompeuses et Pascal a montré que, pour atténuer un peu le risque d'erreur, il fau- drait pouvoir substituer une définition, — toujours plus ou moins longue et confuse, — à la brève indi- cation du mot. Il n'y a peut-être pas une seule forme importante 158 SOIS BON de la religion chrétienne qu'on ne puisse, avec des explications, rendre acceptable à tout esprit qui pense et qui raisonne. Le catholique qui n'est pas injuste et aveugle de parti pris admire dans le protestantisme un sérieux, une moralité dont les modèles dans son Eglise sont plus rares. Le protestant exempt de fanatisme sec- taire peut très bien trouver dans le culte, dans la discipline et même dans la doctrine catholique quel- ques parties qui sont restées supérieures aux pré- tendues améliorations de la religion réformée. L'or- thodoxe ne saurait nier que ses paradoxes violents n'opposent un obstacle à la douce lumière de l'Evan- gile, et le libéral doit reconnaître que l'absence de la « divine folie » où réside l'originalité d'une pré- dication proprement chrétienne constitue une lacune assez triste dans sa sagesse terne et terre à terre. « Je suis moderniste » est synonyme de : « je suis intelli- gent, je vis, je marche, je vois, j'écoute et je pense » ; mais penser est dangereux, c'est un ferment de dé- sobéissance et de révolte dans une Eglise dont la première, unique et suffisante doctrine est qu'il faut croire en elle : soyez papiste ou renoncez à vous dire chrétien. Gomment la bonté, qui sait entrer dans toutes les peines de l'esprit et du cœur, refuserait-elle sa com- passion aux pauvres âmes troublées par des diffi- cultés si graves ? Le grand effort de l'homme qui pense et veut pen- SOIS BOif 159 ser, mais son éternel désespoir, c'est de concilier avec la raison et la science humaines — indifférentes au mal et au bien qu'elles peuvent faire, pourvu qu'elles soient la vérité — la force incomparable et les encouragements infinis d'une foi héréditaire qui serait son trésor le plus précieux... mais qui l'égaré peut-être. La dernière tentative de conciliation a reçu le nom de pragmatisme. Cette doctrine phi- losophique, à la fois nouvelle et très ancienne, est une noble chose ; mais, comme tous les termes compréhensifs qui résument en quelques lettres tout un groupe d'idées, le mot est de ceux qu'on em- ploie fort indiscrètement. Le fin critique littéraire du Temps, rendant compte des discours de MM. Bou- troux et Bourget à l'Académie française dans la séance de janvier 1914 où fut reçu M. Boutroux, oublie momentanément sa finesse et écrit à la légère : Il est un peu désobligeant d'entendre M. Paul Bourget parler avec sympathie du pragmatisme. Le pragmatisme est la négation même de toute philosophie, puisqu'il consiste à choisir une doctrine non pour sa vérité mais pour son efficacité morale ou sociale. Les pragmatistes soutiendront-ils que satisfaire les besoins du sentiment est pour une doctrine un aussi bon signe de vérité que de satisfaire ceux de l'intelligence? Mais nous savons par l'expérience que très souvent (en amour, par exemple) des mensonges satisfont le senti- ment, tandis que la vérité est douloureuse. Nous avons donc la preuve de la vanité philosophique du principe pragmatiste. k 460 SOIS BON Voilà une preuve lestement donnée, et ce qui me paraît « désobligeant », c'est de voir un journaliste condamner si vite des philosophes qui n'ont pas du tout failli, quoi qu'il en pense, aux règles élémen- taires dans la recherche de la vérité. Incontestablement, on ne doit rien placer au-des- sus d'elle ; mais à quoi la reconnaissons -nous ? Est-ce au critérium de Descartes : la clarté logique et la sa- tisfaction intellectuelle? La philosophie n'a pas at- tendu les théoriciens modernes de l'intuition, du sentiment, du cœur, de l'expérience rehgieuse, de la conscience morale, pour enseigner que ce n'est pas avec l'entendement seul, mais avec l'âme tout entière qu'il faut chercher la vérité, et déjà Platon l'avait dit. Est-ce donc un doute téméraire d'oser penser, après trente siècles d'efforts sans cesse re- commençants, qu'aucune vérité métaphysique n'est certaine, que l'existence de Dieu elle-même naja- mais été démontrée, puisqu'on la démontre toujours, et que rien n'est moins sûr que l'immortalité de nos âmes? Telle étant la condition de l'homme en face de la vérité, qu'a-t-il à faire? La chercher toujours — sans relâche, sans fin, sans résultat? Oui, certes. C'est un beau sport. Montaigne trouvait plus de plaisir « à la chasse qu'à la prise ». Lessing disait que, si Dieu lui offrait la vérité, il refuserait ce présent et préfé- rerait le travail de la recherche. Mais une recherche qui désespérerait trop d'aboutir ne serait pas inté- SOIS BON 161 ressante ; il importe de nous faire assez d'illusion pour espérer que noire travail finira par n'être point vain, et, en attendant, il faut nous installer, comme Descartes, dans un provisoire confortable. On ne court point le risque d'une erreur dange- reuse tant qu'on demeure dans l'ordre moral qui fait de nous de bons citoyens, d'honnêtes gens, des obser- vateurs fidèles ou au moins respectueux de la religion où nous sommes nés. L'attitude contraire, moins en- gageante, moins sûre et beaucoup moins avanta- geuse pratiquement, est peiif-é^r^ plus conforme à la vérité; mais cette vérité est douteuse; le plus que nous en puissions dire, c'est qu'elle paraît un peu plus probable... Bon Dieu ! qu'il faudrait donc en être sûr pour la préférer à ce qui nous est bon et utile ! Préférer dans la pratique un provisoire qui est salutaire et bienfaisant à des hypothèses qui ne sont rien moins que des certitudes et qui sont perni- cieuses, — au nietzschéisme, aa nihilisme, au pessi- misme, au satanisme, — c'est la première moitié du pragmatisme, qui jusqu'ici n'est encore qu'un guide pour la conduite de la vie. Et voici l'autre moitié de cette doctrine très sage, celle qui en fait un système philosophique : La vérité est une aux yeux de qui la cherche, c'est- à-dire, croit en elle. Admettre qu'elle puisse être en opposition avec elle-même, ce serait la nier. La vérité métaphysique ne saurait donc être contraire à la vérité morale et il est extrêmement probable qulelle 11 162 SOIS BON la complète, qu'elle en fait partie essentielle et inté- grante ^ Si vraiment il arrive que des théoriciens ne considèrent pas le bon, le beau et le vrai comme des aspects divers d'une seule et même chose, cette exception est singulière et très rare. On a raillé Victor Cousin ; mais, après bien des détours et avec cer- taines réserves, les critiques de sa doctrine en re- viennent généralement à l'identité fondamentale an- noncée dans le tilre du plus fameux de ses ouvrages. Taine, que son naturalisme et son scientisme (comme on parle aujourd'hui) ne semblaient point acheminer aux conclusions honnêtes et presque prud'hommes- ques de l'esthétique spiritualiste, reconnaît que, pour être belle parfaitement, l'œuvre d'art doit être bonne aussi : Toutes choses égales d'ailleurs, écrit-il 2, l'œuvre qui exprime un caractère bienl'aisant est supérieure à Tœuvre qui exprime un caractère malfaisant. Deux œuvres étant données, si toutes deux mettent en scène, avec le même talent d'exécution, des forces naturelles de la même grandeur, celle qui nous représente un héros vaut mieux que celle qui nous représente un pleutre. Il en est de même dans l'ordre du vrai. S'il n'est point absurde d'estimer que dans les arts représen- tatifs, « toutes choses égales d'ailleurs », le spec- 1. Voir ce que j'ai écrit sur ce sujet dans VInquiêiade religieuse du temps présent, p. 255. 2. De L'idéal dans l'art, p. 96. I SOIS BON 163 tacîe d'un drôle ne saurait être aussi beau que celui d'un brave, il n'est pas absurde non plus de penser que la valeur morale d'une doctrine est une pré- somption en faveur de sa vérité métaphysique. Une philosophie qui disculpe et autorise le mal, qui approuve l'égoïsme, conseille les abus de la force, les faiblesses de la chair et lâche en liberté tous les mauvais instincts, est fausse très probablement et ne saurait prévaloir contre celle qui rend l'homme meilleur. On n'avait pas trouvé indigne d'un philosophe l'efTort de Kant pour reconstruire sur les fondements de la morale l'édifice de la métaphysique que sa cri- tique avait ruiné : ce qu'il appelle raison pratique, qu'est-ce autre chose que le premier nom donné au pragmatisme^ et pourquoi sous son nom nouveau cette philosophie plus que séculaire deviendrait-elle mé- prisable? Il reste, d'ailleurs, bien entendu que le jour où il nous serait prouvé que la vérité est mau- vaise, nous ne serons pas assez naïfs pour continuer à vivre comme si elle était bonne, pour croire encore au bien, pour espérer toujours son avènement, le bonheur des bons et le règne de Dieu ; mais aussi longtemps que cette preuve n'est point faite, grâces soient rendues à la doctrine qui nous apporte une raison d'espérer que la vérité demeure bonne ou qu'elle finira par le devenir. k 164 SOIS BON Les chagrins, les contrariétés, les revers de for- tune, les deuils cruels ou accablants, la souffrance, la maladie, le malheur rendent-ils Thomme meilleur ou pire ? Ouvrent-ils ou ferment-ils son cœur à la bonté ? Ni l'un ni l'autre. Les biens et les maux adventices ont sur notre humeur beaucoup moins d'influence qu'on ne sup- pose. Ne voyons-nous pas tous les jours des gens nés grognons, gémissants, acariâtres, se plaindre sans répit et faire la sourde oreille au concert de toutes les circonstances heureuses qui leur chantent la joie, tandis que d'autres, au contraire, nous émerveillent par une sérénité inaltérable qui résiste aux causes ordinaires de la tristesse et de l'affliction? Les cir- constances ne font pas les caractères ; elles les ré- vèlent et les éprouvent ; en s'appelant une épreuve dans le langage des philosophes comme dans celui des chrétiens, le malheur montre très bien tout ce qu'il est : s'il plaisait à un original d'appeler la bonne fortune du même nom que la mauvaise, cet emploi insolite du mot pourrait ne pas manquer de sens. Les seuls vrais malheureux, ce sont les pauvres êtres qui sont la proie et le jouet des événements, sans volonté, sans force pour se rendre supérieurs aux circonstances. Faut-il refuser de les plaindre ? Oui, peut-être, si nous ne devons notre sympathie qu'à ceux qui la méritent ; mais rien ne s'écarte da- SOIS BON 165 vantage de la véritable bonté que cette médiocre jus- tice humaine qui prétend s'ériger en justice divine et qui, tout au contraire, ressemble d'autant moins à celle de Dieu qu'elle exerce une rigueur plus stricte. Dans le poème intitulé Fraternité *, Victor Hugo a une vision : pendant qu'il rêve à la douceur, à la bonté, à la pitié, il voit surgir devant ses yeux une femme inconnue ayant du miel sur sa bouche en- tr'ouverte et le ciel dans son regard radieux qui semblait « faire grâce à tout le genre humain ». Tombant à genoux le poète adore cette figure, qu'il croit être la forme de son rêve ; mais elle lui dit : Tu me crois la pitié; fils, je suis la justice. Le sens de cette allégorie est clair : la complète justice s'achève par la bonté ; l'homme entièrement juste n'a pas besoin, — en outre et comme par sur- croît, — d'être bon. « Il faut plaindre les gens malheureux, disait Mon- tesquieu, même ceux qui ont mérité de l'être. » Le vulgaire estime, dans sa justice, courte comme sa bonté, qu'il faut plaindre les malheureux, excepté ceux qui ayant fait leur propre malheur n'ont que ce qu'ils méritent. Victor Hugo, contredisant la pensée du vulgaire et surpassant beaucoup celle de Montes- quieu, déclare qu'il faut plaindre surtout ceux qui 1. L'Art d'être grand-père, xvm, 4. i66 SOIS BON sont les plus malheureux de tous les hommes, à sa- voir les grands coupables, et il a écrit tout un livre, d'une très haute inspiration, la Pitié suprême, pour illustrer cette vérité. Les bons aumôniers qui visi- tent dans leur prison les condamnés à mort ne me- surent pas leur compassion aux circonstances qui atténuent la culpabilité des criminels ; s'ils la me- suraient à ce qui nous semble ou excusable jusqu'à un certain point ou absolument impardonnable, ce ne sont pas les pécheurs les plus indignes qui ob- tiendraient d'eux la moindre pitié. On se flatte que l'on est bon parce qu'on n'est pas méchant : c'est comme si Ton croyait que l'on écrit en français parce qu'on ne fait pas de fautes d'or- thographe. La plupart des hommes n'ont pas assez de volonU pour être activement méchants ou bons. Ils ne sont] ni l'un ni l'autre, ils restent dans cet état d'inertie! où l'on attend des circonstances l'impulsion au mal] ou au bien. A une vertu si négative on préférerai! presque n'importe quoi de positif. Si l'infortuné que ses malheurs, au lieu deraigrirj et d'en faire un ennemi du genre humain, ont rendi plus souriant et plus tendre aux hommes, est une] créature d'espèce angélique, il esl permis de détes-j ter comme un monstre l'homme heureux qui est] méchant. L'homme heureux qui sans être méchant] SOIS BON 167 n'est point bon, dirons-nous que c'est un monstre aussi? Nous ne le dirons pas. Les monstres sont exceptionnels par essence, et il y a un trop grand nombre d'heureux auxquels manque la véritable bonté. Il serait plus exact de dire, au contraire, qu'ils sont la règle. Les « regrettés défunts » dont on glorifie les vertus sur leur tombe, et surtout et toujours la bonté par une immuable ritournelle, n'ont assassiné personne, il est vrai; mais ils ont pu, par leur avarice, empêcher la prolongation d'une vie d'indigent, c'est-à-dire l'abréger, c'est-à-dire un peu le faire mourir. Ils n'ont volé personne, en ce sens qu'ils n'étaient pas des pickpockets etqu'ils n'ont rien pris aux étalages ; mais ils ont fait à leur prochain tout le tort qu'ils ont pu dans les affaires de finance ou de commerce; ils ont filouté le fisc en toute bonne conscience et rendu sans scrupule à la circulation la pièce fausse qu'ils avaient trouvée dans leur porte- monnaie. Ils furent des voleurs, surtout parce qu'ils ont accepté comme juste, comme voulue par Tordre social ou par la loi de Dieu, l'inique répartition des richesses entre une minorité à l'abri de la gêne, qui regorge de tous les biens superflus, et la multitude des miséreux qui peinent pour avoir le nécessaire et qui ne l'ont pas tous les jours. Oui, — et Bossuet Ta dit hardiment, — nous volons nos frères pauvres lorsque, étant membres du même corps, nous avons plus qu'il ne nous faut et qu'ils manquent de tout. 168 SOIS BON Être bon comme les grands philanthropes, les saints laïques ou religieux, les apôtres de l'Evangile ou du progrès social, les Vincent de Paul, les Ober- lin, c'est une entreprise, c'est une carrière : on n'en demande pas tant aux gens de petite vertu; ils peu- vent gagner à très peu de frais une telle réputation de bonté qu'on a peine à comprendre qu'une gloire si facile à acquérir ne soit pas beaucoup plus com- mune. Nous ne sommes point jaloux de l'homme dont la bonté est fameuse ; c'est la seule supériorité qu'on pardonne. Les philosophes de l'école socratique se trom- paient sans aucun doute en attribuant à la science le pouvoir de guérir toutes les formes du mal et en voyant dans le péché la simple erreur d'une raison insuffisamment éclairée. Mais s'ils n'avaient consi- déré parmi les vertus que la seule bonté, s'ils s'étaient bornés à dire qu'un homme intelligent est bon en conséquence et en proportion de son intelli- gence, leur intellectualisme n'aurait pas eu tort. Remontez par l'intelligence à la source des actes et des sentiments blâmables, vous arriverez, en les comprenant tous, à les excuser en grande partie. Je n'ai que l'embarras du choix pour citer des exemples illustres d'injustes jugements où le manque de bonté et le manque d'intelligence sont corrélatifs SOIS BON 169 à tel point qu'on ne saurait dire lequel est cause et lequel est effet. La prodigieuse méprise d'un philosophe et d'un historien tel que Taine sur la genèse morale de la Révolution française est frappante entre tous ces exemples. Sa haine pour les hommes de la Terreur Ta tellement égaré qu'il ne s'est point aperçu qu'il donnait à Tun des plus grands événements de l'his- toire une explication sans proportion aucune avec son importance. Cet éminent esprit s'est montré en cette occasion aussi superficiel que les petits pam- phlétaires de la presse catholique qui expliquent la Réforme par l'envie qu'avait Luther de se marier, et Henry VIII de répudier Catherine d'Aragon. Brune- tière, supérieurement inspiré ce jour-là, a tancé l'erreur de Taine avec une admirable éloquence : Ces droits de Vhomme, que la Constituante voulut écrire au frontispice de la constitution delà France, la proclamation n'en aurait-elle procédé que d'un esprit d'envie, de haine et de discorde? et aucun souci de la conscience, aucun sentiment de Vhonneur, aucune no- blesse, aucune générosité d'âme enfin ne s'y seraient- ils mêlés? Ou bien encore, dans cette propagande armée qu'elle allait bientôt entreprendre, la Révolution n'était-elle animée que d'une fureur sectaire ? et quelque réelle préoccupation de la dignité de l'homme ou quelque louable indignation des maux qu'engendre la servilité ne s'y alliaient-ils pas ? Que l'on se soit trompé, que l'on ait abusé des plus beaux noms qui soient parmi les hommes, qu'on les ait fait servir à des œuvres de sang, nous le croyons, 470 SOIS BON nous Tavons dit, nous le redisons avec M. Taine. En sont-ils moins beaux cependant? en sont-ils moins vrais? ou ne sont-ils qu'un déguisement trompeur de ce qu'il y aurait de plus vil et de plus bas dans la nature humaine? Tant de lèvres qui les ont criés, et jusque sur les échafauds, n'auraient-elles proféré que mensonges ou sottises? et de tant d'hommes qui les ont crus, quand on a retranché les « coquins », ne reste-t-il vrai- ment que les « niais? » C'est l'opinion de M. Taine. Il est permis d'en avoir une autre. On ne prendrait pas ainsi la multitude par l'appât de la liberté si M. Taine avait raison. Et quand on admettrait qu'il eût raison au fond, il aurait encore tort dans la forme, pour n'avoir compté nulle part dans son analyse avec ce que ces mots exercent et exerceront toujours sur les es- prits des hommes de naturel, de victorieux, d'irrésis- tible prestige *. Prêter aux gens des intentions mauvaises, attri- buer à de vilains motifs les actions innocentes ou bonnes, c'est la forme la plus commune du défaut de bonté joinl au défaut «l'intelligence; car ce sont les petits esprits qui ne savent découvrir partout que les petites causes Si l'on objecte que parfois la malice peut être clairvoyante, disons alors que c'est d'abord pour se faire honneur à soi-même qu'il faut naïvement croire au bien. Un défaut étant l'envers d'une qualité, l'ombre qui fait valoir la lumi'Te, il est toujours possible de cacher le laid t de montrer le beau. Emile Monté- 1. Histoire et littérature, m, p. 193. SOIS BON 171 gut l'a dit avec un grand sens, qu'une âme de bonté réchauffait : Il ne faut jamais laisser attaquer les gens qui, au milieu môme de beaucoup de défauts, ont eu une vertu quelle qu'elle soit. Il me serait impossible de laisser un démagogue attaquer sottement ce funeste grand homme, Philippe II, roi d'Espagne; je ne pour- rais jamais entendre un voltairien débiter son chapelet d'injures contre Ignace de Loyola, sans avoir envie de prendre sa défense, et je le défendrais en vertu de ce principe incontestable, que la noblesse d'âme, même mal dirigée, est préférable à l'absence de noblesse *. Regardons autour de nous : où se trouve la plus grande bonté? Presque toujours elle accompagne la plus grande intelligence. Le véritable homme d'esprit ne se moque pas de l'ignorance et ne s'irrile pas contre l'erreur. Préjugés et superstitions lui ap- paraissent comme de vieux amis de l'humanité qui ont pu lui faire du mal quelquefois, mais qui lui ont rendu des services vitaux en l'aidant à pour- suivre son voyage obscur. L'astrologie, les tables tournantes, le spiritisme, toutes les formes du merveilleux et du surnaturel sont, à considérer les choses avec intelligence et avec bonté, d'intéressantes tentatives de l'homme isolé dans sa profonde nuit, pour se relier au système vivant de l'univers. « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, qu'il n'en est rêvé dans votre 1. Revue des Deux-Mondes du 15 juillet 1855. 172 SOIS BON philosophie. » Se sentir solidaire de tout le reste du monde, c'est une idée qui a quelque chose de divin. Certaines superstitions sont un aveu del'âme humaine reconnaissant ses immenses relations avec toute lana- ture, « reconnaissant, comme l'a dit Emerson ^ que le climat, les siècles, les mondes éloignés aussi bien que les proches entrent pour une part dans nos bio- graphies ». L'ardent espoir, si naturel et si humain, d'une communion des rivants et des morts m'empê- chera toujours de railler les expériences bizarres des spirites. C'est sans doute dans nos rapports avec les per- sonnes qui dépendent de nous par des liens de su- bordination, — enfants, écoliers, étudiants, ouvriers, gens de service, — que la bonté rencontre les plus belles occasions de se manifester; mais ici son exer- cice se complique de la crise sociale que nous tra- versons. L'ancien édifice de la vie familiale ne se fonde plus sur l'amour. Jusque dans les cours de morale primaire on enseigne à l'enfance, — qui n'en a que faire, — puis à la jeunesse, — qui les apprend inu- tilement et trop tôt, — ses droits au lieu de ses de- voirs. Nous n'avons plus de serviteurs qui devien- nent, comme cela se voyait autrefois, des membres 1. La Conduite de la vie. SOIS BON 173 de la famille. Il n'y a pas plus d'un demi-siècle, Pierre Leroux priait encore chaque soir avec les gens de sa maison : l'exhortation religieuse ne se pratique plus que dans de rares foyers prolestants. Nos domestiques, mal affranchis d'un reste de ser- vitude, n'ont d'autre souci que de rendre, pour le salaire qu'ils reçoivent, un minimum de travail exé- cuté de mauvaise grâce, et attendent, dans une demi-oisiveté, l'ère nouvelle où d'ingénieux méca- nismes remplaceront la vivante activité de l'indi- vidu. Dans cette attente ils sont paresseux, sans intérêt à leur ouvrage, sans conscience, sans cœur et sans aucune affection pour le maître. Ils nous détestent et nous ne les aimons pas. Oh ! quels miracles la bonté doit faire pour ranimer autour de nous et en nous un peu d'amour dans des conditions si ingrates ! Elle a besoin d'appeler à son aide l'intelligence et la science elle-même, l'histoire des mœurs, celle des religions et des idées, la morale et toute la sociologie, pour mesurer et pour compren- dre l'abîme d'iniquité qui maintient la différence énorme des fortunes et des situations sociales. Et quand la pauvre femme que nous payons trente francs par mois manque à ses obligations, combien ne sommes-nous pas cruels, aveugles, égoïstes, ou- blieux, ignorants et injustes si nous hésitons à faire valoir en sa faveur le bénéfice d'une quantité infinie de circonstances atténuantes I 174 SOIS BON Il n'est nullement nécessaire de donner une gra- vité solennelle à ce conseil de la sagesse pratique : Sois bon ! et de contempler la chose « du point de vue de Sirius » ; les plus plates raisons d'hygiène et d'intérêt suffisent pour nous encourager à la bonté : mais dès que l'on fait intervenir ici la considération de la mort et de l'éternité, quelle force notre appel tire aussitôt d'un regard jeté sur l'au-delà 1 Nous allons mourir. Ce n'est plus qu'une question de jours, d'heures, de minutes pour qui devient attentif, en vieillissant, à la fuite vertigineuse des années : sentez-vous l'importance que revêt désor- mais la question de savoir si nous donnerons une pièce de cent sous ou de dix francs au bureau de bien- faisance de notre ville? si nous contribuerons à la fon- dation d'un nouveau sanatorium? si nous maintien- drons au chiffre exceptionnel qu'avait demandé le déficit notre souscription aux asiles de La Force, aux missions en pays païens, ou si nous la ramènerons au chiffre antérieur? si nous ajouterons l'orphelinat de Nérac à ceux de Tonneins et de Montauban? Ce n'est pas assez de dire que nous allons mourir : nous mourons, nous périssons morceau par morceau, et la mort, « ce changement d'état si redouté », n'est pour l'homme, comme Buffon l'a dit en prose et Mme Deshoulières en vers, « que la dernière nuance d'un état précédent » : SOIS BON 175 Il commence à mourir longtemps avant qu'il meure; Il périt en détail imperceptiblement. Le nom de mort qu on donne à notre dernière heure N'en est que l'accomplissement. Notre esprit s'en va du même train que notre corps ; nous pouvons assister, comme du dehors, au spectacle de notre diminution intellectuelle aussi longtemps qu'il nous reste assez de cet esprit qui meurt pour avoir conscience de sa disparition pro- gressive. Je sens très bien que je baisse. Voici mes jambes qui n'osent plus, sans l'appui d'un bras ou d'une canne, descendre un petit escalier dégarni de rampe, et voici un terme usuel que je cherche vainement, un nom propre bien connu dont la mémoire m'échappe. Les conversations d'aimables convives, pour peu qu'elles s'entre-croisent, ne sont [)lus pour moi qu'un bruit qui m'étourdit et me fatigue; je ne suis plus capable ni d'en saisir les sons dislinctement ni d'en suivre le sens. Je reste rêveur et stupide, uniquement attentif à ma vision intérieure, et c'est moins parce que je deviens un peu sourd que parce que mon activité mentale se ralentit. L'esprit qui s en va ne se rattrape plus, il faut le laisser prendre sa reLiaite sans essayer de courir après lui. Le vieillard encore soucieux de plaire, qui a la coquctlerie de vouloir rester cher à la nouvelle génération, peut se faire une assez jolie popularité, 176 SOIS BON s'il sait faire sa cour à la jeunesse, en remplaçant la vivacité d'esprit, qu'il voit disparaître, par la bonté qui reste entière chez lui pourvu qu'il l'entre- tienne avec soin. Il devra écouler les jeunes avec bienveillance en les priant seulement de ne pas parler tous à la fois, comprendre qu'ils sont l'avenir, qu'il n'est plus, lui, qu'un fossile des temps passés et tâcher de trouver belles quelques bribes des chefs- d'œuvre de l'art futur. Il est probable qu'il y a du génie, et peut-être même un peu de ce que nous appelions talent au temps de Flaubert et de Gautier, dans les pauvretés ou les nouveautés monstrueuses que nos jeunes contemporains louent et admirent. Malheureusement c'est un préjugé optimiste, con- tredit par les faits, de croire que la bonté du carac- tère se soutient d'elle-même dans la vieillesse, sans qu'on ait besoin de la cultiver comme une plante fragile qu'il faut continuer à défendre contre toutes les causes de dépérissement. La maladie, hélas ! altère trop souvent le caractère et change en bien désagréable compagnon un vieux bonhomme qu'on ne croyait pas si égoïste, si exclu- sivement occupé de lui-même, si exigeant et si grin- cheux. Il est rare que les moribonds méritent la louange que Bossuet donnait en termes exquis à la duchesse d'Orléans : « Madame fut douce envers la mort comme elle l'était envers tout le monde. » SOIS BON 177 Je désire être doux envers la mort, je veux dire : l'accepter avec résignation; mais je désire aussi que la mort soit douce envers moi, j'entends : qu'elle me soit facilitée par tous les moyens que la science met aujourd'hui entre les mains des médecins. J'ai vu des mourants refuser les potions calmantes, les piqûres de morphine qui auraient endormi leurs douleurs : je n'ai pas compris pourquoi. Craignaient- ils de ne pas se réveiller? Le péril serait immense, tant qu'il reste un espoir de guérison; mais nous sup- posons ici qu'il n'en reste aucun et que le malade est condamné. Et puis, il ne s'agit jamais que d'un sursis. Si vous ne mourez pas demain, ce sera après demain : quelle différence cela fait-il ? La vie n'est en soi ni bonne ni mauvaise; elle devient l'un ou l'autre par l'usage utile qu'on en fait ou par l'impos- sibilité de s'en servir utilement. Je n'ai point choisi de naître et de vivre : quand il sera manifeste que je ne suis plus bon à rien, quand tout ce que je puis avoir d'intelligence et de cœur aura sombré avec le reste, quand la prédica- tion passive de ma ruine ne pourra même plus être une leçon pour personne, pourquoi ne pourrais-je pas librement sortir d'une existence que je n'ai point demandée ? Le grand effroi de ma mère était d'être enterrée vivante. Elle avait écrit, dans son testament, cette 12 178 SOIS BON volonté suprême qu'on touchât d'un fer rouge la plante de ses pieds, afin que, si son corps gardait un reste de vie, il tressaillît à la vive douleur d'une brû- lure. Etre enterré vivant est à peine plus horrible que d'être retenu par force dans une pseudo-vie qui ne vaut pas mieux, qui vaut moins que la mort. Est-ce aimer son frère, est-ce avoir compassion de lui que de lui conserver une existence qui n'est plus qu'un supplice cruel ou (ce qui est pire) ne laisse subsister que l'ombre de lui-même ? J'avoue que, en doctrine, l'eu^/ianasie volontaire ne peut guère être encouragée ouvertement par les mé- decins; mais j'ai peine à croire qu'ils la repoussent toujours et sans exception dans la pratique. Une ou deux gouttes d'un anesthésique puissant suppriment la douleur : un milligramme de plus dans la dose, la vie est abolie avec la souffrance, et le tour est joué. Si je tombe jamais dans une telle décadence que ceux qui m'aiment ne pourront plus que souhaiter ma mort, je trouverai fort bon qu'on me délivre, qu'on délivre surtout mon entourage d'un pénible fardeau, et comme je ne pourrai plus parler ni presser dans ma main une main amie, je remercie ici d'avance le bon docteur, bon une dernière fois, qui aura pitié de moi et pitié des miens, et qui con- sentira, dans sa bonté éclairée et sage, à faire le geste de ma délivrance. FIN TABLE DES MATIÈRES Pages . Préface i I. Fins DE MONDES. — Ère nouvelle 1 II. Le dieu de L'ALLEMAGNE 13 III. La liberté humaine révélée par la guerre . . 31 IV. Questions de conscience 63 V. sincérité 82 VI. Mon dernier petit sermon de guerre. — L'épreuve 101 Appendices : l. Le mot : « Boche » 113 — II. Sois bon 116 4034. — Tours, imprimerie E. Arrault et G". k I I ■>^ l i % '^ ■ ;4 r ! » 1^ r/- -i^^ ,-^ / h: C^v ïv m w^ DNIVERSITY OF TORON LIBRARY Do not r e m o V e the card from this Pocket. 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